Faire face au départ massif à la retraite des contremaîtres des municipalités, une solution : la transmission des savoirs professionnels

Vendredi 21 décembre 2012
Viabilité hivernale
Météo routière

Ces dernières années, plusieurs intervenants et chercheurs ont traité des effets potentiels sur les organisations québécoises du départ massif à la retraite de leurs travailleurs expérimentés. À ce titre, un certain consensus se dégage : la perte de mémoire organisationnelle, appelée parfois amnésie corporative, la diminution de la compétence globale des organisations et le manque de relève qualifiée auront des répercussions importantes.

Pourtant, malgré la médiatisation des succès de certaines organisations qui ont mis en place des dispositifs visant la gestion des savoirs, pour diverses raisons – tels les coûts engendrés, le manque de résultats probants ou de ressources – toutes les entreprises n’ont pas emboîté le pas et d’autres ont même abandonné cette voie au fil du temps. (Le Boterf, 2008) Dans les faits, on remarque qu’une majorité des entreprises sont enclines à prendre des mesures en situation d’urgence ou lorsqu’elles sont confrontées à un changement majeur. Incidemment, encore aujourd’hui, bien peu d’employeurs se sont dotés de ressources pour s’assurer que cette expertise et ces savoirs soient transmis adéquatement avant le départ massif de ces travailleurs, risquant ainsi de priver les nouveaux employés tant de la mémoire organisationnelle que de l’aide et de l’appui des plus expérimentés pour apprendre leur métier. (Riffaud, 2007, p. 5)

Or, ce contexte peut engendrer des situations complexes et mouvantes pour tous les travailleurs et, par ricochet, avoir des effets importants sur leurs supérieurs immédiats. D’ailleurs, la littérature spécifie que ces derniers doivent être perçus comme des acteurs-clés, car c’est sous leur responsabilité que leurs subordonnés opérationnalisent avec efficience tout changement et tout développement organisationnels. (Nonaka, Takeuchi, Ingham, 1997; Gillet, 2005, 2010) De plus, ils jouent un rôle de premier plan en ce qui concerne la garde, le maintien et la diffusion de tous les savoirs relatifs à leur environnement de travail.

C’est en tenant compte de ce contexte particulier qu’une recherche exploratoire, effectuée dans le cadre d’une maîtrise en éducation à l’UQAM, a été menée en 2011 sur le territoire québécois. Celle-ci s’est intéressée à une population quasi oubliée de la recherche mondiale actuelle (Gillet, 2005, 2010), les contremaîtres, et à un secteur de recherche peu étudié, les municipalités québécoises.

Cette recherche a été effectuée au sein des départements de la voirie des municipalités du Québec car, d’une part, leurs travailleurs ont une moyenne d’âge élevée et plusieurs d’entre eux prendront leur retraite sous peu et, d’autre part, ils détiennent des savoirs critiques critiques qui sont peu ou pas formalisés en lien avec à un champ de compétence particulier, soit l’entretien des routes en période hivernale. Elle a visé plus spécifiquement à connaître les perceptions des contremaîtres quant aux facteurs influençant la transmission de leurs savoirs professionnels à d’autres collègues au sein de leur milieu de travail.

Ainsi, 17 contremaîtres de sexe masculin ayant des responsabilités en matière de viabilité hivernale ont été interviewés lors d’entrevues d’une durée moyenne d’une heure quarante. Chaque sujet a été rencontré une seule fois. Ces personnes oeuvraient dans 15 municipalités, subdivisées selon leur densité de population et provenant de diverses régions québécoises. Lors de la sélection, des critères précis ont été respectés tant concernant les sujets (âge, ancienneté dans la fonction de contremaître, responsabilités en viabilité hivernale) que concernant les municipalités (région distincte, densité de population, caractéristiques météoroutières). Ces entrevues ont permis de recueillir plus de 600 pages de données qui ont été méticuleusement analysées et regroupées en thèmes au sein d’arbres thématiques. Ce travail d’analyse a permis de mettre en lumière les perceptions prédominantes des sujets sur les conditions qui influencent la transmission de leurs savoirs professionnels. De plus, la pertinence d’une telle recherche a pu être démontrée car, d’ici cinq ans, de nombreux travailleurs auront pris leur retraite dans 14 départements de la voirie sur les 15 rencontrés pour l’étude. Dans les paragraphes suivants, nous exposerons quelques pistes de réflexion en lien avec les résultats de cette recherche qui peuvent favoriser une transmission des savoirs plus efficiente avant un départ massif à la retraite.

En premier lieu, il est important de clarifier la notion de « savoirs » utilisée dans le cadre de cette étude. Ces « savoirs », appelés souvent savoirs expérientiels, se développent dans l’action (dans le faire), au fur et à mesure des expériences vécues, et sont intimement liés aux sens et aux émotions (voir, entendre, sentir, ressentir, etc.). Ils permettent notamment d’analyser les multiples informations et éléments d’un contexte de travail, qui souvent est unique, et de prendre ultimement une décision pertinente et efficiente.

En gestion des savoirs, en raison de leur nature, ces savoirs sont une source de problèmes lorsqu’on veut les répertorier car : 1) ils sont de nature tacite (niveau de l’inconscient) et donc difficiles à verbaliser; et 2) ils sont quasi inobservables donc difficiles à consigner par écrit.

Quiconque ayant vécu une expérience de formateur, de coach ou de mentor aura expérimenté à quel point transmettre verbalement à un apprenant ce type de savoirs est ardu, car souvent « on sait comment faire une chose, mais on ne sait pas comment exprimer clairement le processus permettant de le faire ». C’est pourquoi les études démontrent que ces savoirs, souvent ancrés dans l’action, se transmettent entre travailleurs plus facilement pendant l’activité même, soit in situ. Ils impliquent donc personnellement le détenteur de ce savoir dans un contexte spécifique. (Lejeune, 2005)

Voyons maintenant un exemple de ce type de savoirs à l’aide d’une réponse d’un des sujets de l’étude à la question suivante : Quelles sont vos tâches les plus importantes dans le cadre de votre travail ?

08GM : Ok c’est sûr… c’est de s’assurer, c’est d’anticiper, c’est toujours d’anticiper et de s’assurer qu’on est capable de faire face à la commande lorsque y a des… une température, une tempête qui s’annonce ou une précipitation, un verglas, peu importe la situation au niveau de la viabilité hivernale… c’est de s’assurer de tout avoir en main pour donner le service au moment ousque les précipitations vont arriver (…) que le personnel qui est en place soit compétent pis qui aye toutes les informations pertinentes aussi pour être capable de travailler en fonction des niveaux de service qu’on a établi tout le monde ensemble. Donc tout ça mis ensemble fait en sorte qu’on doit s’assurer aussi de la relève de nos collègues contremaîtres qui soient au fait quand y en a un qui part, l’autre embarque…

Maintenant, relisons cette réponse et posons-nous la question suivante : comment fera le détenteur de ces savoirs pour expliquer à un apprenant non pas juste le QUOI (ex. : anticiper et s’assurer) mais le POURQUOI et surtout le COMMENT ? Ici le « quoi faire » peut, à première vue, être relativement facile à formuler (à exprimer formellement et donc à consigner) mais tant le « pourquoi » que le « comment » font appel à une sorte de réflexe ainsi qu’à la capacité d’être conscient d’un processus et de formaliser une multitude de repères et de « trucs du métier » qui permettent au travailleur expérimenté d’effectuer avec efficience certaines actions ou même de prendre une décision.

Dans le cadre de l’étude, les sujets qui avaient de l’expérience en formation de la relève exprimaient clairement qu’un nouveau contremaître devrait toujours être présent avec eux « sur le terrain » afin qu’ils puissent apprendre petit à petit et adéquatement leur profession, et ce, pendant une période moyenne de deux à trois années! De plus, bien des sujets se sentaient livrés à eux-mêmes lorsqu’ils devaient transmettre leurs savoirs :

07-G-P (qui transmet depuis deux ans) : Y a rien de précis, mais c’est que on apprend sur le tas, c’est comme on disait, la situation arrive ben là bah c’est de même, on est pas vraiment prêts là je pense à donner notre savoir, à transférer notre savoir aux plus jeunes là, on n’a pas été préparés d’après moi, y n’a peutêtre des formations c’est peut-être vous qui le savez que… comment faire, quelle méthode qui aurait à faire ou comment faire aussi pour que ça rentre bien, que l’autre le reçoive bien, parce que c’est ben facile de dire, j’y en donne, j’y en donne, j’y en donne mais lui y est peut être pas réceptif à l’autre bout. Pis j’ai peut-être pas la bonne méthode d’y garrocher tout ça comme on pourrait dire. Pis peut-être que c’est pas bien reçu pis que je m’en aperçois pas, pis ça me fait plus réfléchir, pis je trouve que c’est bon parce que ça me réveille, ça dit oupel’aye.

Cette réponse met en relief la difficulté inhérente à la transmission des savoirs dont la définition choisie pour l’étude est : « Transmettre un savoir, c’est le rendre disponible et accessible à tout apprenant qui veut en discuter, l’essayer et le critiquer et ce, pour qu’il puisse acquérir lui-même ce savoir à l’aide de ses propres ressources ». (Ouellet et Vézina, 2008, 2009) Ainsi, transmettre c’est rendre disponibles les savoirs; mais il faut être en mesure d’expliquer lesquels ainsi que le processus inhérent à la mise en application de ces savoirs qui permet d’atteindre l’objectif visé dans un contexte particulier.

Maintenant, que peut faire une organisation intéressée par la préservation et la transmission des savoirs de ses travailleurs devant ce qui peut sembler être une impasse ? Plusieurs recherches sur le sujet avancent qu’il existe des conditions organisationnelles et sociales qui favorisent ou non la transmission des savoirs entre les travailleurs. De plus, il y aurait aussi des conditions personnelles qui peuvent amener ou non la personne qui détient ces savoirs à pouvoir et à vouloir les extérioriser et les verbaliser. (tableau I)

Un exemple, lié aux conditions organisationnelles, provient des travaux de Marchand, Lauzon et Pérès (2007) qui expliquent que parfois les dispositifs de transmission des savoirs sont plus ou moins structurés dans les entreprises. Souvent, ceux-ci sont mis en place et laissés à la discrétion des travailleurs à qui ce rôle est dévolu, car la place donnée au développement professionnel et la vision de ce rôle ne sont pas toujours clarifiées et reconnues, nuisant ainsi à la motivation à jouer ce rôle. D’ailleurs, toutes les recherches soulignent que la reconnaissance et l’évaluation des activités relatives à la transmission des savoirs par la direction sont des facteurs majeurs pour favoriser la motivation et la mobilisation à transmettre ses savoirs. Que ce soit par la valorisation informelle (ex. : proposition par un supérieur d’effectuer cette tâche) ou par la valorisation formelle officielle (rôle défini et inscrit dans le descriptif du poste de travail, temps dévolu pour ce rôle), ces incitatifs sont incontournables quand une organisation met l’accent sur le développement professionnel de ses travailleurs. Dans le cadre de l’étude, aucun contremaître n’avait de temps prévu spécifiquement à la formation de la relève ou n’avait reçu de formation à cet effet.

Les conditions sociales mettent en relief notamment l’importance de dégager des espaces de socialisation avec les pairs. De nombreuses études démontrent que c’est notamment par les activités de socialisation interorganisationnelles (formations, congrès, communautés de pratique, etc.) et intra-organisationnelles (réunions, pauses, rencontres informelles, etc.) qu’il serait possible tant de développer que de transmettre de nombreux savoirs. (Lejeune, 2005, p. 2) À preuve, 15 sujets de l’étude ont reçu au moins une formation à l’externe ces dernières années et en ont parlé ainsi :

07GP: pis c’est des petites formations de une ou deux journées euh qui se font, c’est superficiel mais c’est quand même moi je trouvais c’était juste le fait de rencontrer un paquet d’autres contremaîtres ou euh de d’autres villes, on échangeait beaucoup aussi… fait que on apprenait certaines choses, certaines techniques ou quoi que ce soit mais le plus gros c’était les échanges qu’on se faisait entre villes, leur fonctionnement, leurs problématiques, c’est là qu’on se rendait compte, crime on a à peu près les mêmes problèmes euh d’une ville à l’autre et puis on leur demandait comment t’as réagi, pis comment tu faisais dans ces cas-là… et là on l’adaptait…

Il y a donc plusieurs conditions au sein même des organisations qui doivent être analysées, car elles peuvent influencer favorablement ou non les travailleurs à pouvoir et vouloir transmettre leurs savoirs professionnels. Mais la voie d’accès qu’a privilégiée l’étude auprès des contremaîtres, soit d’interroger les acteurs concernés quant à leurs propres perceptions de ces conditions, a donné des résultats probants qui seront divulgués sous peu. Cette approche, qui tient compte des perceptions des contremaîtres qui, elles, font partie des conditions personnelles, peut permettre à l’organisation de prendre des décisions éclairées lors de la mise en place de dispositifs favorisant le développement et la transmission des savoirs de ses travailleurs.

Bibliographie

Gillet, Anne. 2005. « Les transformations socioprofessionnelles de la maîtrise. L’exemple de la RATP ». Paris, Thèse de Doctorat de sociologie, Conservatoire National d’Arts et Métiers, 470 p.

2010. The Socioprofessional Transformations of First-Level Management: A France-Quebec Comparaison Relations industrielles/Industrial relations. Vol.65, No1 En ligne. http:// ssrn.com/abstract=1586511.

Le Boterf, Guy. 2008. Repenser la compétence Pour dépasser les idées reçues: 15 propositions. Paris: Éditions d’Organisation ; Eyrolles, 139 p.

Lejeune, Michel. 2005. « La transmission des savoirs tacites en milieu de travail : le rôle de la communauté de pratique, du climat organisationnel et de la forme de l’organisation ». Thèse de doctorat, Montréal, Faculté des sciences de l’Éducation, Université de Montréal, 285 p.

Marchand Louise, Nancy Lauzon et Laetitia Pérès. 2007. Formalisation et transmission des savoirs tacites des travailleurs d’expérience et formation par les TIC. Rapport de recherche 6347-7832. Montréal : 178 p En ligne. http://www. cpmt.gouv.qc.ca/publications/pdf/RECHERCHE_ Rapport_6347-7832_Decembre_2007.pdf.

Nonaka, Ikujiro, Hitoshi Takeuchi et Marc Ingham. 1997. La connaissance créatrice la dynamique de l’entreprise apprenante. Coll. « Management ». Paris: De Boeck Université, XIV, 303 p.

Ouellet, Sylvie et Nicole Vézina. 2008. « Savoirs professionnels et prévention des TMS : réflexions conceptuelles et méthodologiques menant à leur identification et à la genèse de leur construction ». PISTES, vol. 10, no 2, p. 35. En ligne. http://www.pistes. uqam.ca/v10n2/articles/v10n2a5.htm.

2009. « Savoirs professionnels et prévention des TMS : portrait de leur transmission durant la formation et perspectives d’intervention ». PISTES, vol. 11, no 2, p. 1-37. En ligne. http://www.pistes.uqam.ca/ v11n2/articles/v11n2a4.htm.

Riffaud, Sébastien. 2007. Âges et savoirs : Vers un transfert intergénérationnel des savoirs. Document de recherche DR-2007- 002 : 98 p En ligne. http://www.aruc.rlt.ulaval. ca/ARUC/Menu/Publications/sebastien_ riffaud_DR-2007-002.pdf.

Sur la toile

https://aqtr.com/association/actualites/revue-routes-transports-edition-printemps-2024-est-disponible
17 juin 2024

AQTr

https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/plan-daction-2023-2026-en-matiere-de-securite-sur-les-sites-de-travaux-routiers-des-milieux-plus-securitaires-pour-les-travailleurs-en-chantier-routier-49256
4 juillet 2023

MTMD

https://aqtr.com/association/actualites/revue-routes-transport-edition-printemps-2023-est-disponible
4 juillet 2023

AQTr