Les complications pour concevoir des routes permanentes dans le Grand Nord

Vendredi 20 décembre 2013
Infrastructures de transport, Sécurité et Aménagement
Zones de chasse
Daniel Aubin
Directeur d'expertise en infrastructures et sécurité routière
Stantec Experts-conseils ltée

Le développement des territoires des régions nordiques exige des concepteurs une vision globale et une approche environnementale intégrant le mode de vie culturel des Premières nations. Que ce soit pour un pipeline, une route tant permanente que saisonnière ou une voie ferrée, le processus d’étude de projet doit être abordé avec une ouverture bien différente que les projets habituellement réalisés.

C’est dans le cadre de la préparation d’une étude de concept pour un tronçon de 100 kilomètres de route hivernale à remplacer par une route permanente le long de la rivière Mackenzie dans les Territoires du Nord-Ouest que l’ensemble d’un processus intégrant et impliquant les nations autochtones a été élaboré.

Le projet a nécessité en premier lieu l’établissement d’un lien de confiance avec les Premières nations habitant sur les terres traversées par le projet. Ce n’est qu’avec cette prise de connaissance dans leur habitat naturel et des rencontres planifiées avec le conseil de bande qu’un tel projet peut réussir à voir le jour.

Les enjeux

Enjeux culturels et traditionnels

Leurs coutumes, leur mode de vie ainsi qu’une multitude d’activités en lien avec leur territoire doivent être connus pour réellement cerner les problématiques que peut créer la construction d’un axe routier sur leurs terres.

Il est surprenant d’apprendre et même de constater qu’en comparant une photographie satellite normale (photo 1) où pour le concepteur il n’y a pas d’activités notées sauf des espaces boisés à la même zone sur laquelle sont superposées toutes les activités de la population sur ces terres boisées (photo 2), on y découvre une vie intense sur un territoire beaucoup plus grand que le village où ils habitent.

Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le concepteur devient conscient de la complexité à trouver le tracé de moindre impact pour assurer le nouveau lien, tout en respectant le mode de vie et les enjeux culturels et traditionnels. Il faudra tenir compte de leurs sites archéologiques, de leurs lieux de sépulture, des endroits où se tiennent leur cérémonie et leur culte, de leur territoire de chasse et de pêche, etc. La complexité vient du fait que bien des endroits doivent rester secrets, ce qui ne facilite pas la tâche du concepteur qui souhaite les éviter lors de l’établissement de son tracé.

D'autres enjeux sont aussi importants et reliés très fortement aux enjeux traditionnels des Premières nations soit : les enjeux environnementaux, l’hydrologie, l’hydraulique et l’hydrogéologie, la géotechnique et les changements climatiques.

Les enjeux environnementaux

Même si, dans l’esprit de plusieurs, les routes ressemblent à la photo 3, soit une route enneigée toute l’année, la nature connaît tout de même un cycle de vie complet (notamment un été) qui doit faire partie intégrante de l’étude.

  • Un inventaire de la faune et de ses mouvements sur le territoire est primordial afin de ne pas interférer avec les migrations annuelles.
  • Dans le cadre du projet d’une route permanente le long de la rivière Mackenzie, l’impact sur la rivière et sa faune aquatique était d’une importance vitale. Puisque la route n’existe pas durant plusieurs mois de l’année, la rivière est le principal moyen de transport tout en étant aussi une immense réserve de nourriture, ainsi qu’un point de ralliement de certaines espèces qui y viennent pour s’abreuver.
  • La végétation doit être étudiée sous différents aspects : la quantité, la qualité de chaque espèce, sa rapidité de reboisement, son importance sur la vie faunique (habitat ou nourriture) et son lien avec les traditions.
  • Dans cette végétation justement, certaines plantes dites rares ou possédant des propriétés médicinales ou encore faisant partie de leurs rituels doivent être localisées. Cette partie ne peut se faire qu’avec les Anciens qui connaissent l’ensemble des propriétés des plantes et les zones qui doivent être protégées.
  • Lorsque la vie locale est directement liée à la nature, une attention particulière doit être portée au bruit (pollution sonore) et aux autres formes de pollutions. Ce n’est pas une question de décibel uniquement, le positionnement du nouvel axe doit tenir compte des zones de chasse qui requièrent le silence afin de ne pas effrayer les proies. Sur la photo 4 (Source : Daniel Aubin), la cache située près de la route ne serait plus utile si la route devenait permanente, le bruit des véhicules éloignerait tous les animaux.

Enjeux hydrologique, hydraulique et hydrogéologique

Comme nous l’avons mentionné, l’eau fait partie des éléments vitaux pour l’ensemble des activités reliées à la nature et au mode de vie des populations locales. Il est donc important de s’assurer de bien comprendre les besoins en gestion des eaux. Cela dépasse de beaucoup la mise en place d’un pont ou d’un ponceau, il faudra souvent trouver des compromis entre le meilleur site d’un point de vue hydraulique et celui qui tiendra compte des enjeux environnementaux et culturels.

La gestion des eaux de surface ainsi que les mouvements d’eau souterraine doivent être pris en considération de façon plus délicate surtout en présence de pergélisol. L’eau qui circule sans cesse ne gèle pas et, si elle entre en contact avec du pergélisol, elle le fera dégeler au détriment des chaussées qui se déformeront ou s’affaisseront. La photo 5 (Source : Daniel Aubin), montre un ruisseau encore bien actif en plein janvier à – 25 oC (une journée chaude de janvier pour la population locale !).

Enjeux géotechniques

Dans une zone éloignée et dans un contexte de possibilité de travailler avec du pergélisol, les enjeux géotechniques viennent prendre leur importance. Dans un premier temps, le concepteur doit être guidé dès les premières ébauches de tracé par une étude précisant les sols, la qualité du roc rencontré, les sources de matériaux le long du tracé pour les emprunts et les carrières pour la production de granulat et les sols à risque (geohazard).

En ce qui concerne le pergélisol, pour le néophyte, c’est du pareil au même, mais non, détrompez-vous, il y a différents niveaux de sensibilité. Un bon inventaire des types et des caractéristiques de pergélisol deviendra un excellent outil pour optimiser le tracé.

Sur les sols à risque, on retrouvera des formations karstiques, des tourbières et une multitude de formations géotechniques typiques des régions nordiques.

Enjeux climatiques

De leur côté, les enjeux climatiques nuisent principalement à la gestion de l’eau et ont surtout un impact sur le pergélisol. Le réchauffement modifie beaucoup la façon de travailler avec le pergélisol et les périodes plus chaudes s’allongent au détriment de l’isolation supplémentaire requise pour conserver le pergélisol dans son état initial.

Cet enjeu entraîne le développement d’une stratégie à long terme comprenant une méthode de construction initiale et un entretien régulier afin d’éviter que l’axe routier ne s’endommage ou ne subisse des dégâts que l’on peut éviter.

Conception du projet

Données de base

Si les enjeux ont été correctement cernés dès le départ dans un corridor relativement vaste, le concepteur doit être en mesure de centrer son travail afin de définir des corridors dans lesquels se positionneront un tracé et les options inhérentes afin de limiter les impacts sur les enjeux définis.

À cet effet, une cartographie récente de la zone du projet et des photographies satellites demeurent une bonne base de départ pour établir les besoins d’inventaire ou de prospection des disciplines requises pour mener à bien le projet. En ce qui concerne la caractérisation du sol, une première ébauche peut être élaborée à partir des cartes géologiques, cependant une visite de terrain s’impose afin de détecter visuellement les indications des activités glaciaires, des zones de glace enterrée et les mouvements de terrain susceptibles de modifier le choix du tracé.

La collecte de données de base se complète des données climatiques, des levés des couches de sol avec les investigations géophysiques et des programmes d’échantillonnage in situ (forages et essais de laboratoire). La problématique de telles étapes soulève deux questions qui doivent être élucidées dès le début : si la zone est accessible, l’hiver ou l’été, quel type d’équipement le sol peut-il supporter sans rupture et dans quel ordre les investigations doivent-elles avoir lieu?

Géométrie

Aux données de base s’ajoutent les particularités techniques rattachées au projet :

  • L’optimisation des quantités de remblais et de déblais, bien que la construction sur pergélisol se fasse habituellement en remblai.
  • À la suite de l’inventaire des sources de matériaux, il sera plus facile d’étudier le diagramme de masse et les coûts d’exploitation et de transport.
  • Il serait primordial de définir la vitesse de conception de l’axe routier et d’avoir une idée du trafic futur (poids lourds, véhicules légers et autres).
  • La largeur de chaussée doit être déterminée dès le début.
  • La décision de revêtir immédiatement, plus tard ou probablement jamais doit être prise dès le début, ce choix ayant une interaction directe sur les méthodes de construction dans le pergélisol.

Optimisation du pergélisol

Les techniques habituelles de construction sur pergélisol sont connues, cependant selon le degré de sensibilité, certaines méthodes particulières sont suggérées. Puisque leur coût est important, l’optimisation et l’itération dans le choix du tracé deviennent primordiales. Le tableau suivant indique le champ de pratique des méthodes de mitigation lorsque la technique du remblai isolé n’est plus suffisante.

Déterminer précisément les endroits où la sensibilité du pergélisol est de moyenne à élevée est le principal défi de la conception. Seule une étude exhaustive sur le terrain menée par des experts en pergélisol peut assurer une meilleure optimisation du tracé et éviter des coûts inutiles lors de la construction.

Construction du projet

La construction et son phasage doivent être entrepris selon les fonctionnalités particulières de la zone où auront lieu les travaux. Pour des entrepreneurs habitués à effectuer ce type de travail durant l’été, cela peut se traduire par des méthodes de construction très différentes. En effet, les travaux sur pergélisol s’effectuent en hiver pendant que le sol est bien gelé. Ces conditions hivernales entraînent des mesures particulières pour les équipements de construction.

Si les enjeux ont été correctement cernés dès le départ dans un corridor relativement vaste, le concepteur doit être en mesure de définir un tracé et les options inhérentes afin de limiter les impacts sur ces enjeux. De ce fait, la période de construction peut s’avérer plus courte et plus restrictive. Souvent, les distances entre les villages les plus proches sont considérables et rendent la logistique et la gestion de la circulation un peu plus difficile pour transformer une route hivernale en route permanente. Souvent, les chemins de détour sont inexistants.

Les données recueillies pour la recherche de source de matériau noble pour la chaussée routière deviennent essentielles afin d’éviter des coûts élevés et le transport des matériaux sur des centaines de kilomètres.

Conclusion

La complexité d’un projet en milieu nordique demande une méthode et une approche différentes des projets usuels. Les étapes suivantes deviennent un guide afin de s’assurer de la réussite de son projet :

  • Déterminer les enjeux en intégrant les nations touchées par le projet routier.
  • Cerner les limitations territoriales pour l’implantation de l’axe.
  • Procéder à une investigation préliminaire des sols sur un corridor donné.
  • Optimiser le tracé géométrique horizontal et vertical.
  • Procéder à une conception itérative en fonction de la sensibilité du pergélisol.
  • Choisir et optimiser le choix des méthodes.
  • Établir un processus et un ordre chronologique d’intervention sur le terrain pour la construction.
  • Assurer un suivi constant de l’ensemble des enjeux de base.
  • Entretenir continuellement l’axe routier dans le cadre d’un développement durable.

En raison de ses particularités et du milieu dans lequel il est implanté, ce genre de projet sera toujours un défi pour le concepteur qui devra découvrir le mode de vie des nations autochtones. Lorsque celui-ci aura acquis la confiance des populations touchées, ce n’est qu’à ce moment-là que le projet sera une réussite.

Références

Dessau (2012) : “Project Description Report – PDR”: Mackenzie Valley Highway Extension – Preliminary Screening for the Pehdzeh Ki Ndeh in the Dehcho Region;

D. Aubin, Dessau (2013). Les complications de concevoir des routes permanentes sur pergélisol dans le Grand Nord. Conférence au 48e Congrès de l’AQTr.

Sur la toile

https://aqtr.com/association/actualites/revue-routes-transports-edition-printemps-2024-est-disponible
17 juin 2024

AQTr

https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/plan-daction-2023-2026-en-matiere-de-securite-sur-les-sites-de-travaux-routiers-des-milieux-plus-securitaires-pour-les-travailleurs-en-chantier-routier-49256
4 juillet 2023

MTMD

https://aqtr.com/association/actualites/revue-routes-transport-edition-printemps-2023-est-disponible
4 juillet 2023

AQTr