Les enjeux sociaux et économiques de légiférer en temps opportun
Les auteurs de cet article sont des membres fondateurs de l’Institut de l’évolution du transport, institut dont la mission est d’anticiper les changements liés à l’évolution de la mobilité afin de développer des stratégies optimales de mobilité dans l’intérêt collectif et d’agir comme un instrument de leur mise en œuvre.
Il est clair, pour la plupart des lecteurs de cette revue, que l’avenir des transports est électrique, autonome et partagé mais, pour de nombreux élus ainsi que pour leurs hauts fonctionnaires, ce n’est malheureusement pas toujours le cas.
Il est donc très important que les élus et leurs conseillers aient une vision claire de l’avenir du transport afin de réglementer et de légiférer en temps opportun. Ainsi, on évitera le laisser-faire qui a prévalu lors de l’introduction du véhicule automobile au début du siècle dernier, laisser-faire qui a imposé d’importantes externalités à l’ensemble de la société et qui nous a dirigés vers un cul-de-sac en matière de développement urbain.
Cette vision à la base d’un encadrement efficace doit reposer sur une bonne compréhension de l’évolution de nombreuses disciplines : sciences sociales, économie, technologie des batteries, réseautique, intelligence artificielle, Big Data, urbanisme, génie civil, etc.
Le transport du futur sera électrique, autonome et partagé, on en convient tous, mais cela ne se fera pas tout seul. Il faudra une grande volonté politique pour bien baliser le chemin si l’on veut tirer parti au maximum de cette révolution dans les transports. On devra voir le transport comme un service à encadrer tout comme l’approvisionnement en eau et en électricité.
Mais au-delà du transport, c’est de l’aménagement du territoire et de l’organisation de la société dont il est question ici. En effet, le développement devra se faire autour du transport (TOD : Transport Oriented Development) et tenir compte des objectifs de développement durable, notamment de l’Accord de Paris.
LE CONTEXTE ACTUEL
Le transport urbain actuel est caractérisé par des embouteillages quotidiens qui coûtent très cher tant à l’individu qu’à la société dans son ensemble. Ainsi, on estime que la congestion routière coûte plus d’un milliard de dollars par année à l’économie du Grand Montréal.
Nos automobiles transportent en moyenne 1,2 personne lorsqu’elles circulent, mais en réalité elles restent garées 95 % du temps, utilisant ainsi un espace considérable. De plus, les erreurs humaines sont responsables de plus de 90 % des accidents de la circulation. À cela s’ajoute la production de CO2 dû au transport qui réchauffe graduellement la planète et qui pourrait à terme être catastrophique pour la survie même de l’humanité.
De plus, la pollution de l’air entraîne le décès prématuré de 5,5 millions de personnes par année dans le monde alors qu’on estime qu’au Canada seulement, ce chiffre serait de 7 700 décès par année. Enfin, il faut ajouter à tout cela les quelque 1,3 million de décès par année dans le monde (environ 2 000 par année au Canada) liés aux accidents de la circulation et entre 20 et 50 millions de personnes qui seront blessées ou rendues invalides à des degrés divers à la suite de ces accidents. Il est tragique de constater que les accidents de la route représentent la principale cause de mortalité dans le monde dans la tranche d’âge de 15 à 29 ans alors qu’elle est la seconde cause de mortalité dans la tranche d’âge de 2 à 14 ans. Malheureusement, on ne reconnaît pas cette hécatombe, nos sociétés ayant banalisé ces statistiques effarantes. Rappelons à titre de comparaison qu’il y a eu en tout 159 décès faisant suite à l’engagement militaire du Canada en Afghanistan entre 2001 et 2014, soit un peu plus de 10 décès par année !
L’étalement urbain dans nos sociétés modernes résulte en grande partie du laisser-faire des gouvernements ou de leur complaisance face à l’industrie de l’automobile au début du XXe siècle. Il est clair que l’Europe a mieux contenu l’étalement urbain que l’Amérique du Nord, car le développement urbain y a fait l’objet de lois et de règlements très stricts visant à protéger le territoire et le patrimoine bâti. Si le développement urbain associé à l’automobile peut être qualifié de très problématique en Amérique du Nord, il est véritablement catastrophique dans bien des pays en voie de développement. Il est donc très important que nos dirigeants prennent conscience des erreurs du passé afin de bien planifier la prochaine révolution dans le domaine des transports.
LES DÉVELOPPEMENTS TECHNOLOGIQUES
En parallèle avec les importants problèmes décrits à la section précédente, nous voyons se développer diverses technologies à un rythme effarant souvent qualifié d’exponentiel. Ainsi, les voitures autonomes étaient vues par les experts comme de la science-fiction au début des années 2000. Mais DARPA (une agence du département de la défense des États-Unis) organisa alors une série de concours qui permirent le développement accéléré de celles-ci. Depuis, une véritable course s’est amorcée pour développer les technologies qui permettront aux véhicules autonomes de prendre leur place sur nos routes et dans nos villes de façon sécuritaire.
Une autre technologie qui aura un impact important sur la mobilité de demain : l’électrification. Les batteries conçues il y a 10 ans ne présentaient pas l’autonomie nécessaire pour la mise en marché d’une voiture électrique performante et économique. Des développements rapides dans la technologie des batteries ont fait chuter le prix par kilowattheure par un facteur 10 en environ une décennie. Ainsi, le « Model 3 » de Tesla, le premier modèle grand public de cette entreprise, offre une autonomie d’environ 350 km à un prix abordable. D’autre part, la Chevy Bolt offre une autonomie de 380 km pour un prix d’environ 44 000 $ avant incitatifs. En Inde, les nouvelles voitures devront être entièrement électriques d’ici 2030 et ce sera également le cas pour la France et le Royaume-Uni, en 2040. Le règne de la voiture thermique (essence ou diesel) tire donc à sa fin.
Enfin, pour fonctionner efficacement, les voitures autonomes devront récolter des quantités immenses de données, données qui ne seront pas uniquement de nature technique. En effet, le réseau de transport du futur va récolter des quantités gigantesques de données sur l’environnement urbain et les habitudes des passagers. On peut même imaginer que l’utilisation de la voiture autonome sera subventionnée en tout ou en partie par l’accumulation et la vente de données sur les usagers, un peu comme Google et Facebook le font présentement. Notons que ces données faciliteront un mode d’utilisation partagé et donc plus efficace de ces véhicules. La mobilité durable de demain exigera que les véhicules soient partagés et fonctionnent de façon harmonieuse avec les infrastructures de transport en commun déjà en place comme le métro de Montréal.
LES IMPACTS ÉCONOMIQUES
Dans une étude présentée en 2013, Morgan Stanley estima la valeur des impacts économiques de l’introduction de voitures électriques autonomes aux É.-U. et dans le monde. Cette étude prédit que les coûts liés au transport automobile aux É.-U. chuteront de 1300 G$ américains par année avec l’automatisation des transports. Les gains prévus se répartissent comme suit : 488 G$ par année pour les accidents évités, 169 G$ en réduction des coûts associés à l’énergie et 138 G$ en réduction de la congestion. Une simple règle de trois nous permet d’estimer les gains à 33 G$ par année à l’échelle québécoise, soit la moitié du budget du gouvernement du Québec ! Avec de tels chiffres, est-ce que les législateurs peuvent laisser l’introduction de la voiture autonome dans nos sociétés au hasard ?
De plus, rappelons-nous que l’utilisation du pétrole a été la source principale des instabilités géopolitiques et des guerres dans le monde depuis plus de 50 ans. À combien peut-on évaluer les bénéfices associés à la réduction de ces instabilités géopolitiques et de ces guerres dans les prochaines années avec l’électrification des transports ? Bien qu’il n’existe pas de chiffres précis, il est clair qu’ils seront très importants.
LES ENJEUX POLITIQUES ET SOCIAUX
Les gouvernements du Québec et du Canada n’auront pas le choix d’adopter ces nouvelles technologies, car elles émanent de tendances lourdes à l’échelle mondiale. En revanche, les élus doivent bien comprendre les enjeux sociaux associés à l’électrification et à l’automatisation des transports afin d’orienter dès maintenant les choix sociaux vers des options durables. Voici une liste très partielle des nombreux enjeux sur lesquels devront se pencher nos législateurs.
Pour ce qui est de l’électrification, le Québec est choyé puisque la quasi-totalité de son électricité provient de ressources renouvelables. Mais il est clair qu’il y aura une chute très importante des revenus provenant de la taxe sur le pétrole, il faudra donc trouver une solution pour éponger ce déficit fiscal tant au palier provincial que fédéral. D’autre part, l’électrification des transports entraînera une réduction considérable du coût d’importation des produits pétroliers pour le Québec. Évidemment, la chute dans la demande en produits pétroliers aura des impacts considérables sur l’économie albertaine et sur les montants de péréquation versés au Québec.
L’automatisation présentera également des défis à divers niveaux. Évidemment, il y aura un énorme changement de paradigme avec l’automatisation car, dans bien des cas, les véhicules n’appartiendront plus à des individus, mais seront la propriété de grandes entreprises automobiles qui offriront des services de mobilité. Plusieurs défis se présenteront aux législateurs en ce qui concerne la gestion de l’immense quantité de données générée lors de l’exploitation de ces véhicules. Ces données pourront être de nature purement technique et associées au bon fonctionnement des véhicules, mais d’autres données seront des données associées aux clients de ces parcs. À qui appartiendront ces données ? Est-ce que les clients pourront voyager gratuitement en échange de leurs données personnelles ? Qu’adviendra-t-il des problèmes de sécurité informatique tant du point de vue du fonctionnement sécuritaire des véhicules que de la vie privée des clients et des individus croisés lors du passage des véhicules ?
Les entreprises possédant des parcs de véhicules automatisés voudront sûrement s’auto-assurer, mais au Royaume-Uni les législateurs en ont décidé autrement. En effet, on a soulevé le problème de conflit d’intérêts si un constructeur devait payer pour indemniser ses clients à la suite d’un défaut de leur véhicule. Quelle politique devrait-on adopter ici ?
Les transports autonomes devront être encadrés par les législateurs, afin d’éviter un étalement urbain encore plus grand que celui qui existe présentement, car la venue de l’automatisation pourrait réduire la congestion et libérer le conducteur de la tâche de conduire. Comment limiterons-nous l’étalement urbain et une possible (re)congestion qui résulteraient de l’aisance avec laquelle on pourrait se déplacer en voiture autonome dans le futur ?
Évidemment, les voitures autonomes sont des consommatrices voraces d’intelligence artificielle, afin de fonctionner de façon efficace et sécuritaire. De plus, les passagers pourront visionner des écrans lors de leurs déplacements. Montréal regorge de spécialistes en intelligence artificielle et en animation informatique de calibre mondial. Faudrait-il aider nos spécialistes dès maintenant afin qu’ils se taillent une place de choix dans le créneau du transport automatisé ?
L’automatisation des transports n’aura un impact social important que si les véhicules sont partagés et si ces voitures sont intégrées au réseau de transport public existant. Ainsi, il faudra prévoir une approche véritablement multimodale. La firme Car2Go a démontré qu’une seule voiture de son parc peut remplacer jusqu’à 11 voitures ordinaires !
En conclusion, la ville de demain doit être pensée autour du citoyen et non pas autour de la voiture qui deviendra un service tout comme l’eau et l’électricité. Ainsi, les villes pourront récupérer tout l’espace utilisé pour garer les voitures et mettre celui-ci à la disposition des citoyens. Mais cette vision ne deviendra réalité que si les législateurs évitent le laisser-faire qui a prévalu au début du XXe siècle, lors de l’introduction de l’automobile dans nos sociétés.