La rue partagée : approche simple pour les villes multimodales de demain?
Plusieurs communautés québécoises se penchent actuellement sur les moyens de favoriser les déplacements actifs. Les motifs sont nombreux et transversaux : que ce soit pour des raisons de santé publique, pour assurer la qualité de vie des communautés, ou encore pour favoriser la mobilité durable et diminuer l’utilisation de la voiture individuelle. Parfois considérés comme un élément marginal dans les planifications traditionnelles des transports, les modes actifs ont pourtant des spécificités qui nécessitent d’être intégrées dans la conception de l’espace public et de la voirie. Dans le cas contraire, le choix modal peut s’en trouver modifié.
Les piétons et cyclistes sont des usagers de la rue vulnérables, car ils ne disposent d’aucune protection comparable à celles des automobilistes en cas d’accident. Les collisions se produisent à leur détriment, ce qui altère la perception de ces usagers sur le plan de la sécurité. Ils peuvent ressentir de l’insécurité et de l’inconfort, même si un aménagement routier respecte les normes et si la vitesse de circulation motorisée est jugée acceptable par rapport à la limite affichée. Dès que favoriser un partage plus harmonieux de la route est souhaité, la question de la perception de la sécurité du piéton doit être abordée.
Un partage de la route sécuritaire et confortable
La réduction de la vitesse en milieu résidentiel apparaît comme la clé principale pour favoriser la cohabitation entre les modes. Pour y arriver, les expériences en matière d’apaisement de la circulation indiquent qu’il doit y avoir concordance entre la vitesse souhaitée et l’environnement routier. Il importe alors d’intervenir à la fois sur le traitement et sur la géométrie des rues, en repensant leur partage et en améliorant le confort pour les piétons et cyclistes.
Contrairement aux voies de circulation automobile, qui sont libres d’obstacles en tout temps, l’espace dédié aux piétons est souvent encombré. Les poteaux, signalisations, éléments de mobilier urbain ou les obstacles temporaires, comme les déchets, font partie de leur quotidien.
La recherche d’un type d’environnement favorable aux modes actifs assurant la sécurité des usagers, réelle ou perçue, représente un défi au Québec.
Changer les rapports entre usagers en utilisant la géométrie de la rue
Le concept de rue partagée est inspiré des woonerfs néerlandais, des expériences de shared space de Hans Monderman, de la « zone de rencontre » française ou de la Verkehrsberuhigter Bereich, présente dans la législation allemande depuis 1980. Bien qu’apparentées, ces visions s’adaptent au contexte local. Des concepts approchants sont mis en œuvre ailleurs en Europe, en Nouvelle-Zélande et plus récemment aux États-Unis. Ils proposent une approche différence de la voirie qui attire l’attention au Québec.
Ces concepts ont en commun de considérer la rue à la fois comme un espace public de socialisation et une voie utilisable pour la circulation automobile assurant l’accès aux propriétés. Pour y arriver, les interactions entre les usagers ne sont pas régulées par la signalisation conventionnelle, mais plutôt par le principe de précaution envers les usagers vulnérables, qui acquièrent de ce fait un statut équivalent à celui des automobilistes, sans qu’il s’agisse d’une priorité absolue comme sur un espace exclusivement dédié aux piétons. La ségrégation entre les différents modes de déplacement est réduite ou éliminée, ce qui se traduit par l’absence de trottoirs traditionnels et un partage effectif de l’espace de circulation entre les différents usagers.
Cet équilibre des fonctions impose de diminuer radicalement la vitesse sur ce type de rue, généralement à moins de 20 km/h, jusqu’à la vitesse du pas (7km/h en Allemagne). Cette réduction de la vitesse ne repose pas tant sur l’affichage que sur la conception géométrique des voies. On utilisera conjointement un ensemble de mesures : des seuils d’entrée, des déviations horizontales et verticales de la trajectoire des automobilistes, des mesures d’apaisement de la circulation et du mobilier urbain ou de la végétation pour infléchir les vitesses pratiquées et garantir un partage équitable et sécuritaire de l’espace.
Un cadre règlementaire à revoir
Au Québec, le cadre législatif et normatif demeure inadapté à ces nouvelles approches de la voirie, comme le note le dernier rapport de la Table québécoise de la sécurité routière dans son troisième rapport qui propose au législateur d’apporter les modifications nécessaires. Le contexte règlementaire actuel impose, en effet, aux municipalités cherchant à aménager des rues de façon non conventionnelle de faire preuve de créativité.
Aucune disposition du Code de la sécurité routière du Québec ne permet, en tant que telle, d’aménager des rues partagées. D’une part, le piéton a l’obligation de circuler sur le trottoir ou sur le côté de la chaussée — en faisant face à la circulation automobile en l’absence de trottoirs ou s’ils sont obstrués —, d’autre part, le piéton ne peut traverser qu’à une intersection ou à un passage signalé (s’il y en a à proximité). Par ailleurs, la recherche effectuée ne fait ressortir aucune norme québécoise en matière de chaussée partagée.
Les normes édictées par le ministère des Transports du Québec (MTQ) n’abordent pas les rues partagées et sont, en outre, restrictives à l’égard des réductions de vitesse sous le seuil de 30 km/h (MTQ, Guide de détermination des limites de vitesse sur les chemins du réseau routier municipal). Ajoutons que les normes du ministère des Transports régissant la signalisation limitent aussi la possibilité d’aménager des rues partagées, puisqu’aucune signalisation spécifique n’est encore homologuée pour ce type de milieu (hormis dans le cadre d’un projet pilote mené en partenariat avec la Ville de Québec).
Un concept inédit au Québec?
Malgré cette absence de définition règlementaire, les municipalités ont des compétences assez étendues sur le réseau dont elles ont la responsabilité. En respectant les limites et les normes fixées par les lois provinciales, elles ont, notamment, le pouvoir de :
- définir les paramètres géométriques entourant la réalisation de rues à l’intérieur de leur règlement de lotissements (l’emprise),
- déterminer les paramètres d’aménagement de la chaussée et des trottoirs,
- gérer le stationnement sur rue,
- restreindre ou prohiber la circulation de véhicules routiers ou d’autres usagers (notamment les vélos).
Ces pouvoirs permettent aux villes de réaliser des aménagements dont la géométrie permet, de manière auto-exécutoire, de ralentir la circulation sans pour autant nécessiter une signalisation spécifique ou l’imposition de dispositions particulières régulant le comportement des différents usagers. Il est ainsi possible de réduire la vitesse pratique largement sous la limite usuelle de 50 km/h et de rendre la présence des piétons prévalente. Cette façon de faire s'approche du concept de shared space mis de l'avant par Hans Monderman, qui vise à limiter au maximum la signalisation et le caractère règlementé de la circulation au profit d’un partage reposant sur les interactions entre usagers et un aménagement routier en cohérence avec la vocation souhaitée.
Au Québec, des aménagements apparentés aux rues partagées ont été réalisés dans des secteurs commerciaux où la fréquentation piétonnière importante appelait à un meilleur partage de l’espace public. On peut penser notamment à la rue Duluth, à Montréal, à la rue Wellington Sud à Sherbrooke, ou encore à la place de la FAO et à la rue du Sault-au-Matelot à Québec.
Un fort potentiel en milieu résidentiel
L’application du concept de rue partagée en contexte résidentiel s’avère également intéressante, même si le volume de circulation piétonnière est moins élevé qu’en contexte commercial et qu’il y a moins d’accidents que sur les artères achalandées. Il s’agit avant tout du point d’origine d’une part considérable des déplacements actifs.
Parmi les principaux avantages de cette approche, cela permet d’offrir aux résidents un espace de socialisation, afin de renforcer les liens de voisinage et de pallier l’absence de cours, lorsque l’espace privé est rare. L’amélioration de la qualité de l’espace public par l’intégration de mobilier urbain, de matériaux plus esthétiques et de végétation sur rue contribue également à rendre le quartier plus attrayant et, ainsi, à valoriser les propriétés riveraines. Lorsque pensée à l’échelle d’un quartier, cette approche de la voirie locale permet, en fin de compte, d’apaiser la circulation dans les secteurs résidentiels sujets à la circulation de transit et favorise, parallèlement, l’adoption de modes de déplacement actifs par les résidents.
Quelques initiatives récentes méritent d’être soulignées. Le cas de l’aménagement du woonerf Saint-Pierre, dans le quartier Saint-Henri à Montréal, constitue un exemple intéressant d’intégration de végétation à un secteur urbain dense et de réappropriation citoyenne d’une ancienne ruelle abondamment asphaltée.
À Québec, la rue Sainte-Claire, dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, un itinéraire très prisé des piétons pour lier la basse-ville et la haute-ville, a fait l’objet d’un projet pilote visant à officialiser le partage informel de cette rue très étroite dont les trottoirs étaient peu fonctionnels. Dans cette même ville, on peut également souligner l’aménagement, dans les années 1980, du secteur résidentiel de la Place de la Rivière desservi par un ensemble de rues locales présentant plusieurs caractéristiques propres aux rues partagées.
Des défis de mise en œuvre
L’adoption du concept de rue partagée à grande échelle soulève des défis qui ne sont pas nécessairement propres au Québec, mais demande de trouver des réponses appropriées à notre contexte.
L’accessibilité universelle de ces aménagements, qui fait l’objet d’une réflexion poussée en Grande-Bretagne, est incontournable à leur acceptabilité. Une piste de solution consiste en la préservation d’une zone de confort continue et libre d’obstacles à l’intention des piétons moins enclins à partager l’espace de circulation. Le choix des dispositifs prévus pour faciliter le repérage des personnes touchées par des limitations visuelles est également crucial, et la perceptibilité des matériaux contrastants ou tactiles doit être assurée en toute saison.
Plus largement, le déneigement de ces espaces doit être pris en considération dès la conception, afin que le caractère partagé de la voie soit encore perceptible pour l’automobiliste en hiver. Les déplacements actifs, particulièrement la marche, ne sont pas uniquement une réalité estivale. La présence de fosses de plantation ou de mobilier urbain peut compliquer l’entretien hivernal, et certaines mesures d’apaisement de la circulation perdent en efficacité lorsque la neige recouvre la chaussée. Le recours à des déviations horizontales du cheminement des automobilistes, notamment par l’alternance des côtés occupés par le stationnement sur rue, apparaît comme une avenue potentielle efficace en toute saison.
Finalement, la présence de rues partagées doit s’inscrire dans une approche globale de la circulation dans un secteur donné. Il importe que la distinction entre un réseau routier rapide, composé d’artères et de collectrices, et le réseau local soit facilement compréhensible pour l’automobiliste. Cela passe par une attention particulière aux entrées des zones résidentielles et aux carrefours des rues partagées, afin d’en rendre le caractère distinct intelligible instantanément. Cela peut passer par la présence de marquage sur la chaussée ou d’un revêtement contrastant, d’un signal architectural ou végétal, ou encore par des mesures d’apaisement de la circulation, comme une chicane et une intersection surélevée.
Des obstacles?
Lorsque confrontés à la nécessité de partager la voie, les automobilistes québécois s’ajustent spontanément sans que cela pose de problème particulier. On observe de telles situations dans les stationnements, les ruelles ou rues étroites des centres historiques et des secteurs touristiques ou, encore, lors de conditions hivernales difficiles.
L’obstacle le plus difficile à surmonter s’avère probablement la révision des normes de conception, des modalités de fonctionnement et d’entretien de la voirie et des emprises publiques.
Il importe également de remettre en perspective le coût potentiel d’une rue partagée. Il peut être tentant de privilégier des matériaux nobles et un traitement paysager élaboré, ce qui en fait une option beaucoup plus onéreuse qu’une réfection de rue standard. Pourtant, des matériaux simples et une conception visant à diminuer l’emprise à aménager peuvent produire un résultat intéressant au regard des objectifs poursuivis : assurer la sécurité des usagers vulnérables, favoriser l’adoption de modes actifs par la population et redonner une fonction d’espace public à la rue.
Au bout du compte, une rue partagée est à la fois une intervention sur le réseau de transport favorisant des modes actifs et une mesure urbaine apportant des retombées beaucoup plus larges, comme la création d’environnements favorables à un mode de vie physiquement actif, la mise en valeur de l’espace public, l’accroissement des valeurs foncières des propriétés riveraines, la possibilité d’intégrer de la végétation à l’espace public urbain et de diminuer les ilots de chaleur urbains, etc. Ce sont tous ces effets qui doivent être pris en compte et justifient une approche renouvelée de la conception et de l’aménagement des rues.
Images et légendes :
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La rue partagée est à la fois un espace public et une voie de circulation permettant l’accès aux propriétés riveraines de cette banlieue de Stockholm, source : Vivre en Ville
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Un aménagement s’apparentant à une rue partagée a été expérimenté dans le projet de Place de la Rivière dans le quartier Saint-Roch à Québec, source : Vivre en Ville
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L’entretien hivernal des rues partagées doit être pris en compte dès la conception dans le contexte québécois, source : Vivre en Ville
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Une rue partagée du quartier Rieselfeld à Freiburg en Allemagne témoigne de la simplicité des matériaux utilisés, source : Vivre en Ville