De la mobilité à la mobilisation
L’introduction des téléphones mobiles intelligents a permis à des sociétés comme Google, Microsoft et Nokia de recueillir en temps réel des données sur l’état du trafic urbain et de rediffuser cette information vers leurs abonnés partout dans le monde. Pour les planificateurs et les gestionnaires de systèmes de transport, il devient nécessaire de tenir compte de la croissance rapide de ces systèmes d’information à grande échelle. En effet, l’informatisation de l’usager lui fait redécouvrir sa ville en tant que citoyen et l’invite à participer personnellement à la gestion intégrée des services publics qui l’intéressent. Car après tout, ce n’est pas le téléphone qui est le plus intelligent, c’est la personne.
L’Empereur de Chine
Une ancienne légende chinoise raconte comment on inventa les sandales.
Après avoir conquis toute la Chine, l’Empereur fit construire des routes qui furent recouvertes de pierres. Les marchands se mirent à les parcourir mais, comme ils allaient pieds nus, ils se blessaient souvent. Ils firent donc parvenir au Palais une supplique pour que les routes soient améliorées.
L’Empereur convoqua ses deux principaux conseillers. Le Premier Conseiller proposa que les routes soient recouvertes de cuir de boeuf, un matériau assez doux pour les pieds et particulièrement résistant. L’Empereur trouva l’idée intéressante, mais se demanda combien de boeufs il faudrait abattre pour recouvrir toutes les routes de l’Empire.
Le Premier Conseiller fit un rapide calcul pour s’apercevoir que la Chine serait conduite à la famine, tous les boeufs y passeraient jusqu’au dernier.
L’Empereur demanda son avis au Second Conseiller qui proposa plutôt de fixer avec des lanières deux petits morceaux de cuir sous les pieds de chaque marchand. Selon ses calculs, il ne serait pas nécessaire de sacrifier un trop grand nombre de boeufs pour y arriver.
L’Empereur parut satisfait et les marchands purent avoir des sandales à partir de ce jour.
Comme toutes les légendes chinoises, celle-ci est riche d’enseignements : 1) en matière d’invention, les Chinois sont toujours passés par là avant tout le monde; 2) en matière d’optimisation, un second avis est toujours nécessaire; 3) calculez, calculez, calculez.
Calculer, c’est exactement ce que Google fait le mieux. Et comme l’Empereur de Chine, le géant informatique mondial dépend entièrement de ses sujets pour connaître l’état de son Empire. Au lieu d’équiper l’ensemble du réseau routier de capteurs fixes capables de compter le passage de chaque véhicule, pourquoi ne pas mesurer plutôt les déplacements des gens au moyen des appareils qu’ils ont déjà dans leur poche ?
La participation des citoyens
En pratique, les systèmes de transport intelligents (STI) permettent de gérer une offre de service. De leur côté, les systèmes d’information mobiles permettent de gérer la demande. C’est en conjuguant les deux systèmes que l’intelligence collective se manifeste vraiment et que les usagers peuvent optimiser leurs déplacements, redistribuer la demande et soulager le réseau.
De ce point de vue, l’usager sait qu’il lui en coûtera toujours plus cher de télécharger une application conçue spécifiquement pour un système de transport unique, dans une ville unique, que de consulter une application universelle accessible partout et répondant à tous ses besoins. Que les deux soient gratuites n’y change rien. Il est assez clair qu’une application déployée à l’échelle mondiale peut récupérer ses coûts de développement plus rapidement que 1000 applications dupliquées dans 1000 villes différentes.
Les avantages de cette méthode d’optimisation sont nombreux, mais le plus important est sans aucun doute de faire participer les usagers aux coûts d’exploitation du système. L’usager fournit en effet le téléphone, paie les frais de connexion et doit recharger lui-même sa batterie à intervalles réguliers. Ce qui pose la question de la valeur de cette contribution collective.
Selon l’Union internationale des télécommunications (UIT), il y avait 5,4 milliards d’abonnements au téléphone mobile dans le monde à la fin de 2010. Avec une population mondiale de 6,9 milliards de personnes en janvier 2011, on obtient un taux de pénétration de 78,3 %, soit 1,28 personne pour chaque abonnement. Si la contribution de chaque abonné au système mondial de collecte de données cellulaires se chiffrait à un dollar par année, la contribution totale des usagers vaudrait au bas mot 5,4 milliards de dollars.
Comme tous les abonnés ne sont pas nécessairement branchés continuellement, qu’il peut y avoir plusieurs abonnements par usager et que les frais de connexion sont beaucoup moins élevés ailleurs qu’ici, en Amérique du Nord, l’apport économique réel des usagers est probablement beaucoup moins important. On pourrait diviser l’estimé précédent par 10 et trouver qu’à 10 cents par année, la contribution collective des usagers s’élève en fait à près de 540 millions de dollars.
Bien que cette évaluation sommaire de la contribution des abonnés paraisse encore très grande, il faut se rappeler que la couverture offerte est mondiale. Elle ne représente qu’une partie du coût que l’on connaîtrait si l’on devait équiper de capteurs fixes des millions de kilomètres de rues et de routes à travers le monde. Et les avantages ne s’arrêtent pas là.
Une méthode qui consiste à balayer un vaste territoire au moyen d’appareils mobiles et multifonctionnels est également capable d’évoluer constamment et beaucoup plus rapidement qu’une autre permettant de surveiller le même territoire à l’aide de capteurs spécialisés postés stratégiquement mais une fois pour toutes.
Les données recueillies sur les déplacements de la population ont également des applications pratiques dans tous les autres secteurs économiques de la société : commerce et consommation, santé et services publics, loisirs et culture, etc. Leur utilisation à d’autres fins que la gestion des transports contribue donc aussi à en faire diminuer le coût pour chaque secteur particulier.
Les conditions d’exploitation
Force est de constater que le coût d’acquisition des données sur les déplacements de population à l’échelle de la planète est en train de chuter à la vitesse grand V. En conséquence, la quantité de données disponibles augmente elle aussi à un rythme accéléré. À elle seule, cette composante du coût devrait amener les gestionnaires de systèmes de transport à se demander s’ils peuvent se permettre de traiter eux-mêmes de tels volumes d’information.
Il y a encore quelques années, il aurait été impossible de construire et d’exploiter les centres de données nécessaires pour stocker et analyser le flux produit en temps réel par l’ensemble des communications téléphoniques mondiales. Historiquement, les données recueillies par les entreprises de télécommunications sur l’état du réseau servaient surtout à la maintenance et à la facturation des services.
Avec l’arrivée d’Internet et de la fibre optique, la capacité des infrastructures de télécommunication à transmettre de grandes quantités d’information s’est accrue de façon exponentielle, ce qui se manifeste non seulement par une augmentation des vitesses de débit des communications, mais aussi par une plus grande capacité du réseau à se gérer lui-même. Le réseau informe le réseau de façon automatique et à un coût de plus en plus bas.
Ce que les télécommunicateurs découvrent aujourd’hui, les informaticiens le savaient déjà depuis quelque temps. Leur discipline a radicalement changé lorsque le développement d’Internet les a obligés à traiter des quantités astronomiques de données dynamiques multidimensionnelles et hyper liées. On connaît surtout ces travaux parce qu’ils ont donné naissance aux moteurs de recherche modernes capables de trouver un mot dans un index de plusieurs milliards de pages et même de lui assigner une valeur marchande à l’instant où il est trouvé.
Mais il y a plus. Les infrastructures du web, réalisées depuis l’origine pour relier la planète entière sans aucun plan préconçu, comme un organisme autonome, ont elles-mêmes la forme d’un réseau sémantique complexe. C’est l’analyse de ce réseau qui est à la base de l’algorithme de recherche de Google. Or, le moteur de recherche de Google est tout aussi capable d’analyser et de valoriser les données fournies par les milliards de capteurs placés dans les appareils cellulaires que de trouver son chemin dans l’infrastructure du web. À cette échelle de grandeur, être un géant vous donne une nouvelle perspective.
C’est ainsi que les données provenant des cellulaires peuvent permettre de distinguer un piéton d’un automobiliste, de compter le nombre de passagers par voiture ou par bus, de mesurer l’achalandage quotidien d’un lieu public, de déterminer le lieu d’origine des locataires d’un gratte-ciel et de leurs visiteurs, la clientèle d’un commerçant, de reconnaître un client à sa deuxième visite, etc. Toute chose que l’on peut déjà savoir aujourd’hui à propos de la fréquentation d’un site web de façon sécuritaire, anonyme et confidentielle. Cette information peut maintenant être obtenue à l’échelle de chaque ville, lieu public, commerce ou service, où que ce soit dans le monde. La mobilité, c’est l’Internet dans la rue.
Un choix de société
Les conditions d’exploitation d’un système de collecte de données de l’envergure décrite ici sont telles que nous devons nous demander si nous voulons y participer ou non. Il s’agit d’une décision collective qui ne peut être prise uniquement entre spécialistes, bien que le débat entre spécialistes soit nécessaire pour comprendre les enjeux sociaux, techniques et économiques de la question. Rien ne pourrait être pire que de décider au nom de la population qu’il vaut mieux se passer d’elle pour gérer le territoire.
Les Google, Microsoft et Nokia de ce monde comprennent encore mieux que quiconque qu’on ne construit pas ses empires en vase clos. Plus vos frontières sont grandes, plus elles s’amincissent. La collaboration, l’interopérabilité, la standardisation et la convivialité sont les règles de la coexistence.
À eux seuls, les télécommunicateurs ne peuvent pas traiter les données que nous produisons chaque jour tous ensemble. Les informaticiens ne peuvent pas offrir leurs services sans notre consentement libre et éclairé. Les gestionnaires de systèmes de transport intelligents ne peuvent pas retenir leurs usagers à l’intérieur de systèmes fermés. Et, quel que soit leur pays, les citoyens ne peuvent pas payer pour l’informatisation des services publics plus que la somme des bénéfices escomptés.
Nous avançons pourtant progressivement vers l’établissement de ce système mondial, tout simplement parce que son coût d’exploitation diminue de plus en plus rapidement. Il est donc temps de se poser quelques questions avant de reprendre la route.
Quelle valeur faut-il attribuer aux données sur les déplacements de la population ? Qui sont ceux qui aimeraient faire valoir leurs droits sur ces données ? Et les citoyens qui contribuent déjà bénévolement à cette valeur peuvent-ils compter sur les pouvoirs publics pour la développer à leur profit ?