L’adaptation aux changements climatiques des infrastructures de transport du ministère des Transports au Nunavik : de la recherche à l’application
Le réchauffement climatique qui se produit depuis le début des années 1990 a induit une vulnérabilité pour plusieurs des 13 infrastructures de transport du ministère des Transports du Québec (MTQ) au Nunavik (figure 1). Depuis le début des années 2000, des dégradations importantes reliées au dégel du pergélisol ont été observées sur les infrastructures aéroportuaires du Ministère (photo 1). Il est à noter que la surface des pistes d’atterrissage est en gravier tandis qu’un enrobé recouvre les routes d’accès.
Démarche d’évaluation de la vulnérabilité et d’identification de solutions d’adaptation
Avec le réchauffement du climat nordique qui tend à se poursuivre, l’ampleur et la vitesse à laquelle les dégradations se produisent sur les infrastructures aéroportuaires du Nunavik continueront à s’accentuer si aucune intervention en adaptation n’est réalisée. Cette nouvelle réalité a conduit le MTQ à modifier son approche de conception et de gestion des ouvrages pour tenir compte des changements climatiques afin de contrer ou de réduire leurs impacts. À cet effet, dans le cadre du Plan d’action 2006-2012 sur les changements climatiques notamment, le Ministère, en collaboration avec le Centre d’études nordiques de l’Université Laval, a mis de l’avant une démarche visant à développer une stratégie d’adaptation pour l’ensemble de ses infrastructures aéroportuaires vulnérables au dégel du pergélisol. Cette nouvelle approche de gestion lui permet de s’assurer que ces infrastructures de transport stratégiques, en soutien au développement socioéconomique de l’arctique québécois, demeurent sécuritaires et pérennes dans un contexte de changements climatiques.
La démarche d’évaluation des vulnérabilités et d’identification des solutions d’adaptation consiste en quatre grandes étapes :
1. Acquisition des données existantes sur la géomorphologie du site, sur les caractéristiques du pergélisol et sur l’état de l’infrastructure (rapports de forages réalisés avant la construction, suivis des dégradations liées au dégel du pergélisol, travaux de recherche produits par les universitaires, relevés géophysiques, etc.);
2. Caractérisation des dépôts meubles à l’aide de la photo-interprétation, de relevés géophysiques, de forages profonds avec récupération d’échantillons;
3. Réalisation d’essais en laboratoire et de modélisation géothermique afin d’anticiper les dégradations futures (couplage thermomécanique);
4. Identification des solutions d’adaptation avec une approche coûts/bénéfices/ efficacité selon le niveau de risque évalué.
Investigations géotechniques et modélisation géothermique
La caractérisation des sols en région nordique nécessite une bonne planification en raison, entre autres, des ressources limitées en équipement (mobilisation de la foreuse), des contraintes climatiques (période pour la réalisation des forages et le déplacement du personnel technique) et, dans le cas des pistes d’atterrissage, des contraintes d’accès (fermeture de la piste).
Les forages profonds et le prélèvement d’échantillons non gelés et gelés (intacts) visent à identifier la nature, la stratigraphie et la teneur en glace des sols ainsi que la profondeur de la couche active et du socle rocheux. L’échantillonnage des sols gelés s’avère problématique en présence de particules grossières, la récupération étant plus facile dans les sols fins. Les échantillons intacts doivent également être conservés et acheminés jusqu’au laboratoire dans leur état initial (gelé). En laboratoire, l’utilisation de l’imagerie médicale (Cat-Scan) permet de bien évaluer de manière non destructive les teneurs en sol, en glace et en air des dépôts échantillonnés. Des essais de fluage sur sols gelés et de consolidation au dégel permettent entre autres de quantifier les tassements associés au dégel anticipé du pergélisol.
Le logiciel Temp/W est utilisé pour réaliser des modèles numériques, basés sur le régime thermique du sol et sur les épaisseurs de couvert de neige en pied de talus afin de simuler le transfert de chaleur dans le remblai et le pergélisol. En fonction des projections climatiques, l’évolution du régime thermique du sol est anticipée (épaississement de la couche active, formation de taliks, etc.). De plus, en combinant les résultats des projections du régime thermique à ceux des essais en laboratoire, il est possible d’estimer le rythme ainsi que l’ampleur du dégel du pergélisol à venir, donc des dégradations à anticiper. Ces analyses permettent ainsi de déterminer si ces déformations peuvent être contrôlées par un entretien plus soutenu ou si une intervention nécessitant une modification de la conception doit être envisagée.
Travaux de recherche sur la performance de solutions d’adaptation
Afin d’effectuer un choix judicieux des solutions d’adaptation, le Ministère, en collaboration avec le Groupe de recherche sur l’ingénierie des chaussées de l’Université Laval, a expérimenté différentes techniques d’adaptation. Le développement en laboratoire et le suivi de leur performance sur des sites expérimentaux implantés sur des infrastructures de transport du MTQ au Nunavik, a permis d’évaluer leur efficacité à faire remonter le plafond du pergélisol ou à limiter son dégel dans différents contextes de vulnérabilité. Les techniques d’adaptation expérimentées à Salluit et Tasiujaq sont : un remblai à convection d’air, un remblai muni d’un drain thermique (géocomposite), un remblai à pente douce et une surface réfléchissante (photo 2). Les trois premières techniques ont montré un effet positif sur le régime thermique par un refroidissement du remblai en hiver. Une réduction du réchauffement du remblai (surface réfléchissante) et du terrain naturel (drain thermique) a également été observée en été. La section de pente douce expérimentée à Tasiujaq a bien performé et serait un choix judicieux pour une piste comme celle de Tasiujaq en raison de la faible hauteur du remblai (quantité raisonnable de matériaux requise) et d’importantes accumulations de neige (dues à de forts vents transversaux) et d’eau en pied de remblai.
Conception et construction d’infrastructures adaptées : défis et enseignements
Des travaux d’adaptation visant à favoriser la remontée du plafond du pergélisol ont été réalisés sur quelques infrastructures du MTQ au Nunavik ces dernières années. La conception doit principalement viser l’amélioration des conditions de drainage en éliminant l’écoulement d’eau sous l’infrastructure ainsi qu’en réduisant l’accumulation d’eau et de neige en pied de remblai. De plus, à la suite de l’identification d’un risque à moyen terme de rupture de remblai et de tassements importants sur la largeur de l’infrastructure, des sections de la piste de Puvirnituq et de la route de Salluit, construites sur des dépôts marins fins et riches en glace, ont nécessité l’élaboration de solutions d’adaptation. Ces solutions consistent en la mise en oeuvre de techniques d’adaptation visant à stabiliser thermiquement et mécaniquement l’infrastructure.
Solutions d’adaptation de la piste d’atterrissage à Puvirnituq
Le concept implanté dans la section vulnérable de la piste d’atterrissage à Puvirnituq est un contrepoids conçu avec des matériaux permettant la convection d’air (photos 3-4). Le concassage et le tamisage du roc pour obtenir un matériel net (150-300 mm) ont été problématiques et la tolérance à une granulométrie plus étalée pour le remblai à convection est à considérer. Afin de dévier un écoulement d’eau sous le remblai qui engendrait de l’érosion thermique, des travaux de dynamitage d’une tranchée pouvant atteindre une hauteur de 4 m ont été requis. Enfin, au cours du troisième hiver de suivi, du givre a été observé à l’extrémité des cheminées d’évacuation de la chaleur et semble avoir réduit l’efficacité du système comparativement aux deux premiers hivers qui ont démontré une réduction de la température du sol et une remontée du plafond du pergélisol. Afin de pallier cette problématique, les cheminées de ventilation devront être modifiées en utilisant des sorties d’air en col de cygne.
Solutions d’adaptation de la route d’accès à l’aéroport de Salluit
Le projet de reconstruction d’une section de 800 m de la route de Salluit consiste à adoucir la pente amont du remblai afin d’éloigner et d’aménager un fossé linéaire (inclusion des tumulus dans la pente), à installer de nouveaux ponceaux où existait un écoulement d’eau sous le remblai (causé par la présence des tumulus) et, enfin, à mettre en place un drain thermique du côté aval (photos 5 à 9). Lors de l’installation du drain thermique, de forts vents ont engendré un délai imprévu de quelques jours, car le géocomposite était difficile à manipuler compte tenu de sa légèreté. Afin d’effectuer le suivi de la performance des travaux d’adaptation réalisés, des thermistances, des inclinomètres (verticaux et horizontaux) et un câble de fibre optique ont été installés. L’installation du câble à fibre optique a nécessité une grande minutie et la présence de main-d’œuvre spécialisée lors d’un bris. De plus, les inclinomètres horizontaux sous le remblai n’ont pas dégelé après le premier hiver, empêchant leur lecture, mais indiquant une remontée probable du pergélisol dans le remblai.
De projet en projet, le déroulement des travaux ainsi que le suivi de performance de ces nouvelles conceptions permettent d’améliorer les connaissances sur les solutions d’adaptation efficaces en région de pergélisol. Chaque problématique requiert une solution spécifique et le choix de la ou des techniques d’adaptation à privilégier sur une section vulnérable d’une nouvelle infrastructure dépend du risque évalué. De ce fait, il est impératif de bien documenter les conditions de site (drainage, enneigement, etc.) ainsi que celles requises pour permettre un fonctionnement optimal des techniques d’adaptation (par exemple, une hauteur minimale du remblai est requise pour permettre l’extraction de chaleur par convection) et de leur équipement de suivi (robuste et adapté). Compte tenu des multiples intervenants qui contribuent à la réalisation des travaux d’adaptation (entrepreneurs, concepteurs, universitaires, main-d’oeuvre locale, surveillants de chantier, etc.) et de leurs particularités (implantation de technologies récentes, installation manuelle d’instruments de suivi, territoire éloigné, etc.), il est impératif de définir une procédure concertée avant la mise en oeuvre, notamment afin de respecter l’échéancier prescrit.
Développement de l’expertise et multidisciplinarité
Au Québec, la prise en compte des changements climatiques dans les travaux de conception des infrastructures de transport nordiques est récente et l’expertise dans le domaine de l’adaptation des infrastructures est davantage développée au sein de la communauté universitaire et des intervenants gouvernementaux. Cette expertise a notamment été acquise dans le cadre de nombreux projets de recherche mis de l’avant en collaboration avec le Ministère pour les infrastructures aéroportuaires au Nunavik. Ces travaux de recherche portant sur l’évaluation des vulnérabilités et l’adaptation des infrastructures de transport dans un contexte de dégel du pergélisol (suivi du régime thermique du pergélisol, expérimentation de techniques d’adaptation, etc.) ont permis de soutenir les équipes techniques dans la réalisation des travaux de mise à niveau des infrastructures existantes.
Le transfert et la consolidation de cette nouvelle connaissance doivent être effectués afin de permettre le développement de l’expertise des praticiens contribuant à la planification et à la réalisation de projets (ingénieurs, techniciens, professionnels, gestionnaires, etc.). À cet effet, la connaissance développée au Ministère est disponible à son centre de documentation (www.mtq.gouv.qc.ca/portal/page/portal/accueil/publications). De plus, l’Association des transports du Canada a récemment publié un guide intitulé Lignes directrices de développement et de gestion des infrastructures de transport dans les régions de pergélisol afin de soutenir les intervenants qui œuvrent dans ce domaine.
Pour le Ministère, le travail en équipe multidisciplinaire (gestionnaires, ingénieurs civils et géotechniciens, techniciens, géomorphologues, chercheurs universitaires, etc.) est un incontournable dès les étapes de planification et de conception des projets, pour maximiser le transfert de connaissances et les investissements. Cette méthode de travail permet la prise en compte de l’ensemble des connaissances ainsi que des différents aspects à considérer lors de la priorisation et de l’optimisation des interventions d’adaptation et favorise le développement de l’expertise.
Conclusion
La considération des changements climatiques lors de la conception des infrastructures de transport en milieu nordique est devenue essentielle afin de mettre en place des réseaux de transport sécuritaires et durables. Dès l’étape de la planification des projets, une évaluation des vulnérabilités, qui prend en compte l’évolution de la géomorphologie du site et des caractéristiques du pergélisol reliées aux conditions climatiques futures, doit être réalisée afin d’effectuer l’analyse coûts/bénéfices/efficacité qui guidera le choix des solutions d’adaptation. En absence ou avec peu de données disponibles, des travaux d’investigation plus importants doivent être réalisés pour soutenir l’analyse de risque. Dans le cadre de projets de recherche, plusieurs solutions d’adaptation ont démontré une efficacité intéressante, mais leur application dépend, entre autres, du niveau de risque évalué, de l’emplacement de la vulnérabilité sur l’infrastructure ainsi que de l’environnement physique et de la géométrie de l’infrastructure.
La réalisation des travaux d’adaptation sur les infrastructures de transport construites sur du pergélisol sensible au dégel représente des défis techniques et social. En effet, ces travaux requièrent une approche minutieuse et plus laborieuse ainsi qu’une collaboration et une capacité d’adaptation aux imprévus de la part de tous les intervenants. C’est pourquoi la planification de ces travaux est une étape cruciale qui permet d’assurer le bon déroulement et la qualité des travaux et de maximiser les investissements. Pour le Ministère, la réalisation de projets d’infrastructures nécessitant la mise en place de solutions d’adaptation dans un contexte de changements climatiques a renforcé l’importance d’élaborer ceux-ci en équipe multidisciplinaire. Cette nouvelle approche a permis de contribuer au développement de l’expertise, tout en considérant différents aspects inhabituels dans les projets, notamment le dégel anticipé du pergélisol. Ces dernières années, un grand pas a été franchi dans le développement de la connaissance en adaptation des infrastructures construites sur du pergélisol sensible au Québec. En huit années, le Ministère est passé du développement de la connaissance en adaptation des infrastructures de transport nordique dans un contexte de changements climatiques à son application, tout en poursuivant ses efforts de recherche dans ce domaine.