Suivi en temps réel de la déformée géométrique des grandes structures, des ouvrages d’art et des infrastructures de transport
RÉSUMÉ
Cet article propose une architecture innovante permettant le suivi en temps réel de la déformée géométrique d’une structure de grandes dimensions (mât d’éolienne, bâtiment industriel, réseau ferroviaire, ligne électrique) ou d’un ouvrage d’art (infrastructures de transport, ponts autoroutiers, tunnels, structures en béton, barrages).
Basé sur une technologie MEMS (Micro Electro Mechanical Systems), le système proposé permet d’atteindre des performances en mesure de déformée géométrique extrêmement précises (quelques 100 µm sur un rayon de courbure de 1 m) et stable dans le temps (stabilité ~ quelque 10-1 mg/an).
Ces deux dernières caractéristiques garantissent une mise en œuvre aisée du système et une exploitation opérationnelle ne nécessitant que très peu d’expertise grâce aux algorithmes temps-réel et à la mise en place d’une gestion d’alertes. Ces avantages ont notamment été exploités dans l’implémentation opérationnelle du « monitoring » à distance des déformées des rails (projet avec la SNCF en cours) et de la structure de transport en béton sur le centre du CEA Grenoble (liaison entre deux salles blanches distantes de 200 m).
L’article offre une revue des technologies MEMS appliquées au domaine de la mesure de déformée haute résolution. Est ensuite décrit un cas d’usage dans le domaine de la surveillance des infrastructures de transport où est mise en évidence la gestion fiabilisée des désordres structurels, des urgences et la contribution du système proposé à la maitrise des risques associés.
INTRODUCTION
Les ouvrages d’art et les grandes structures ont des durées de vie de plus en plus longues dépassant plusieurs décennies dans la plupart des cas. Cependant, malgré le fait avéré que leur état de santé structurel se dégrade de façon inexorable, les solutions de monitoring haute résolution en temps réel sont rares. La raison est très certainement à rechercher dans l’inadéquation des solutions technologiques vis-à-vis des besoins de surveillance strictement requis : haute précision, fiabilité et stabilité à long terme, mise en œuvre rapide, maintenabilité à coûts financiers maitrisés, exploitation opérationnelle simple et efficace.
Grâce à la miniaturisation, à la fiabilisation de l’électronique, à l’avènement des MEMS et au développement de la virtualisation des applications par le Cloud computing, il est aujourd’hui possible d’envisager les solutions de suivi structurel efficient à base de MEMS qui présentent tous les avantages nécessaires en matière de performances technologiques.
SYNTHÈSE TECHNOLOGIQUE
Les accéléromètres à technologie classique (piézoélectriques, extensiométriques, potentiométriques, etc.) sont des capteurs très largement utilisés dans le domaine industriel depuis déjà plusieurs décennies pour la détection d’événements comme les chocs ou le suivi des modes vibratoires. Bénéficiant de l’avènement de la miniaturisation de la microélectronique dans les années 1990, les technologies MEMS désormais utilisées pour la réalisation des accéléromètres haute précision émergent et permettent d’apporter des solutions facilement intégrables aux grands secteurs industriels classiques tels que l’automobile, la téléphonie mobile ou encore les jeux vidéo. Le domaine du SHM (Structural Health Monitoring) bénéficie également de ces évolutions technologiques : les accéléromètres MEMS sont principalement utilisés pour le suivi de la déformée géométrie (forme, inclinaison et courbure en mode quasi statique), le suivi des vibrations ou encore l’analyse modale d’une structure (en mode dynamique). La capacité d’intégration et les performances offertes par les accéléromètres de type MEMS, leur faible coût et la possibilité de les mettre en réseau en font des candidats extrêmement pertinents pour les applications de SHM.
La sensibilité des MEMS capacitifs à la gravité terrestre permet en effet de restituer la déformée géométrique en utilisant un réseau de capteurs distribués et synchronisés. Un réseau de capteurs ainsi constitué va fournir des informations spatio-temporelles sur l’inclinaison de chacun des nœuds du réseau de capteurs. La précision atteinte par le système complet sur la déformée géométrique est de quelque 100 µm sur un rayon de courbure de 1 m avec une stabilité de l’ordre de 10-1 mg/an. La déformée géométrique est directement calculée au niveau du nœud maitre du réseau de capteurs afin de réduire les données transmises vers le serveur. Il n’est donc pas nécessaire de disposer d’une infrastructure de communication spécifique. Le serveur déporté et centralisé effectuera les traitements mathématiques de mises à jour en temps réel des seuils et des alertes suivant des algorithmes spécialisés, dont certains, en mode « machine learning ».
Ce réseau de capteurs haute résolution permet de restituer la forme 1D, 2D ou 3D de la structure comme illustré ci-dessous sur la figure 1 (application 1D : réf. [1] recherches initiales, réf. [2] application industrielle particulière réalisée avec la société Technip, application 2D : réf. [3] restitution de surfaces).
La surveillance de la déformée géométrique en utilisant un réseau de capteurs MEMS requiert des procédures d’étalonnage : comment, à partir des données numériques brutes calculer les données physiques correspondantes, exprimées en g (1 g = 9,81 m/s²). Cette calibration requiert également des données sur le montage, la position et l’orientation géométrique des capteurs élémentaires du réseau dans le référentiel de la structure, objet du suivi. Cette étape de la calibration est fondamentale pour permettre la restitution de la déformée géométrique de la structure.
Les MEMS utilisés dans le système proposé sont sensibles à la fois à l’inclinaison et aux vibrations. Cette dualité est exploitée et permet la mise en œuvre de fonctions innovantes complémentaires à la mesure de déformée géométrique dans le domaine du SHM, telles que la détection d’événements temporels, l’analyse spectrale ou encore l’analyse modale de l’infrastructure (mesure de la fréquence propre d’un pont à sa réception et de son évolution temps réel sur sa durée de vie, par exemple). Cette complémentarité de mesure vibratoire ne peut cependant être exploitée qu’à condition que les nœuds du réseau de capteurs soient synchronisés/datés avec précision et que la bande passante soit améliorée jusqu’à environ 10 kHz. Dans ce type d’application duale, une acquisition continue a pour conséquence immédiate un débit de données significativement plus élevé nécessitant une communication de données plus importante (en restant toutefois compatible avec des structures de communication existantes) et donc d’une énergie importante. Ces derniers points sur l’autonomie et la communication sont des sujets de recherche phares dans le domaine des technologies, dont les applications dans le domaine du SHM seront structurantes.
À titre d’exemple, des recherches en amont sont aujourd’hui engagées sur l’autocalibration du système de mesure reposant sur l’analyse du bruit ambiant en exploitant la sensibilité vibratoire des MEMS (cf. réf. [4] et [5]). Cela rendrait la mise en œuvre encore plus aisée.
CAS D’USAGE : GESTION DES OUVRAGES D’ART AU SEIN DE LA VILLE
La mesure et le suivi de la déformation géométrique haute résolution est un paramètre qui peut, aujourd’hui, être considéré comme un requis crucial dans le monitoring et l’anticipation de certains désordres sur un ouvrage d’art :
- faiblesse structurelle non décelable par méthode IQOA;
- fatigue structurelle liée à une charge non anticipée répétée ou non-validation du modèle numérique de comportement dynamique et garantie de conformité de l’adéquation définition/mise en œuvre terrain;
- défaut de réalisation non identifié, malfaçon dissimulée.
Ces exemples de typologies de désordres nécessitent un suivi continu de la vie de la structure. Il est en effet nécessaire de pouvoir détecter une très faible évolution de la géométrie par la comparaison avec un référentiel géométrique mesuré, connu, précis, extrêmement stable dans le temps, sur des durées de vie des structures monitorées proches ou supérieures à la décennie.
La mise en œuvre du réseau de capteurs MEMS pourra être effectuée dès la construction par intégration au sein même de l’ouvrage d’art (cas idéal) ou plus tardivement dans la vie de la structure grâce à des fixations mécaniques rapportées sur la structure et extrêmement simples à mettre en œuvre.
Dans les deux situations, la déformée géométrique peut être considérée comme une fonction dont le mode de détection se fera en autoapprentissage. Dans la mesure où le réseau de capteurs déployé va permettre un suivi continu (période de la prise de mesure qui peut durer de quelques minutes à quelques heures, jours ou mois), il ouvrira la perspective, à long terme, à l’acquisition numérique de la « respiration structurelle » (variations saisonnières ou de sensibilité à différents cas de charges connus ou non). C’est à partir de ces données numériques transmises et archivées que des calculs de seuils critiques pourront être établis et que des indicateurs pertinents seront définis. Le responsable d’exploitation de l’ouvrage d’art (ou d’un ensemble d’ouvrages sur une ville) sera ainsi simplement alerté d’un comportement anormal ou suspect de la structure sous surveillance et pourra déclencher une action d’inspection (et éventuellement corrective) sur une information objective quantitative historisée et non sur une récurrence de visites planifiées a priori. Il n’est donc pas nécessaire de disposer d’une expertise élevée pour prendre une décision. Les informations calculées et transmises au responsable d’exploitation relèvent du « système expert » et apportent une aide à la décision.
La déformée géométrique restituée par le réseau de capteurs peut être calculée sans connaissance a priori de la forme de la structure sur laquelle les capteurs sont rapportés (ou intégrés). Toutefois, si la déformée peut être paramétrée par un modèle (c’est le cas pour une poutre par exemple), l’algorithme peut prendre en compte ce paramétrage pour améliorer la précision sur la déformée reconstruite.
Le suivi de la déformée géométrique d’une structure peut être généralisé à l’ensemble des ouvrages d’art d’une ville connectée. Ceci permettrait une surveillance délocalisée et centralisée. Le faible débit de données, lié à un mode de calcul partiellement intégré au réseau de capteurs, permet d’être compatible avec des structures de communication existantes et donc de réduire le coût de mise en œuvre, d’intégration et de maintenance. Une centralisation de la gestion de l’ensemble des infrastructures de transport (et autres) est parfaitement envisageable. L’ensemble des données numériques représentant le « monitoring » de la déformation géométrique haute résolution d’un pont autoroutier monitoré en continu avec une information toutes les 15 minutes, par exemple, représente, moins de 1 T octets/an…
Ce type d’architecture innovante contribuerait, de façon extrêmement efficace, à :
- l’anticipation des désordres naissants au sein des structures et des infrastructures monitorées;
- l’anticipation de la sécurisation des biens et des personnes;
- la fluidité de gestion du trafic par l’accès à une connaissance en temps réel des criticités avérées et monitorées des infrastructures de transport, comme les ponts autoroutiers par exemple. La gestion du délestage du trafic en cas de fermeture d’une telle artère étant alors anticipée, sécurisée et facilitée;
- La gestion des cas d’urgence en disposant d’un plan d’action ciblé et maitrisé en temps réel.
Les deux premières implémentations de ce système de monitoring citées précédemment (monitoring de la déformée des rails et d’une infrastructure de transport en béton) tirent parti de ces avantages et permettent une surveillance en temps réel à distance extrêmement précise.
CONCLUSION
Grâce aux dernières évolutions de la microélectronique, aux capacités de gestion et de transport sécurisé des données à distance (IoT - Cloud), à la haute résolution et à l’extrême stabilité temporelle des capteurs MEMS, il est désormais possible d’effectuer sereinement la transition numérique en évoluant vers l’ère du BTP 2.0. Les structures, les infrastructures de transport et autres ouvrages d’art seront donc connectés, auscultés et en mesure d’informer eux-mêmes de leur état de santé structurel, en temps réel pendant plusieurs décennies.
Il est ainsi mis en évidence un accès à la gestion fiabilisée des désordres structurels, des urgences et à la maitrise des risques associés. Cela avec un objectif de contribution au bien-être et à la sécurité de la communauté pour un coût de mise en œuvre et de maintenance maitrisé.
Les premières applications au réseau ferroviaire et à des infrastructures de transport en béton sont actuellement testées et confirment toutes les performances attendues de l’architecture innovante décrite dans cet article.
RÉFÉRENCES
- N. Sprynski, D. David, B. Lacolle, L. Biard, Curve Reconstruction via a Ribbon of Sensors, 14th IEEE International Conference on Electronics, Circuits and Systems, ICECS - 2007, December, 2007.
- N. Saguin-Sprynski, L. Jouanet, B. Lacolle, L. Biard, Surfaces Reconstruction Via Inertial Sensors for Monitoring, EWSHM, 2014.
- M. Carmona, L. Jouanet, N. Saguin-Sprynski, O. Delcroix. Morphopipe: curvature monitoring of flexible risers with MEMS accelerometers, IWSHM 2015.
- C.R. Farrar, G.H. James III, System Identification from Ambient Vibration Measurements on a Bridge, Journal Sound and Vibration 1, 1999.
- A. Zebadua, M. Carmona, P-O. Amblard, E. Moisan, O. Michel, A. Paléologue. Examples of output-only modal identification using compressive sensing techniques, IWSHM 2015.