Utilisation de l'aluminium pour les tabliers de ponts
Introduction
La problématique du vieillissement des infrastructures au Canada nécessite des interventions, en temps opportun, pour éviter des bris, voire des ruptures, et les coûts sociaux et économiques associés. De récentes statistiques révélées en 2013 par une étude de marché réalisée pour l’Association de l’aluminium du Canada sont alarmantes [9]. Le problème est amplifié par des charges routières croissantes et des conditions environnementales nordiques difficiles. Des solutions appropriées doivent faciliter la construction rapide, augmenter la capacité de résistance aux charges pour répondre au trafic actuel et fournir une durée de vie prolongée.
La technologie de tablier de pont en aluminium offre un énorme potentiel pour la construction de ponts routiers modernes et efficaces, et pour la réhabilitation des ponts déficients [1] [9]. Un tablier en aluminium a un ratio résistance/poids supérieur comparativement à la solution traditionnelle du tablier en béton et pourrait ainsi réduire considérablement la charge permanente de la structure, tout en augmentant sa capacité de résistance aux charges vives liées au trafic. Pour de nouvelles structures, la réduction de la masse du tablier pourrait réduire le transport et le temps de construction, et les coûts. Le coût initial élevé de l’aluminium peut être compensé aisément dans un contexte d’analyse de cycle de vie [3]. Jusqu’à présent, les tabliers de ponts en aluminium n’ont pas été largement utilisés au Canada, en raison de défis techniques et économiques. Les connaissances du comportement structural de l’aluminium se sont améliorées ces dernières années, conduisant à l’introduction de certaines règles de conception dans la réédition 2011 du Code canadien sur le calcul des ponts routiers, CAN/CSA-S6-06, version 2006 [4]. Néanmoins, il existe encore des défis importants de conception et de construction qui se rapportent à la résistance mécanique et à la fatigue, à la déformation de la structure et à l’assemblage (par exemple le soudage), qui exigent un effort de recherche important. Notons que les solutions aux problèmes de nouvelles constructions d’un pont en aluminium devraient différer considérablement de celles reliées à la réfection du tablier d’un pont existant. Pour une nouvelle construction, une conception technique innovatrice peut être développée afin de relever les défis structuraux liés à ce matériau. Cependant, le remplacement d’un tablier peut être plus complexe en raison de certaines caractéristiques physiques existantes du pont (par exemple, la forme actuelle de la chaussée et la cambrure) et la conception doit être faite afin de s’adapter à ces caractéristiques.
Afin de relever certains défis techniques et d’augmenter l’utilisation de l’aluminium dans les ponts, la Grappe industrielle sur l’aluminium du Québec (GIAQ) a mis sur pied un plan d’action dans ce secteur. Le Centre de recherche sur l’aluminium – REGAL a développé une collaboration avec certaines universités au Canada (Université Laval, Université de Waterloo et UQAC) pour répondre aux défis de conception mentionnés ci-dessus et élaborer des lignes directrices détaillées à l’intention des fabricants de ponts. Cet article met en évidence certaines évolutions récentes et discute des défis uniques d’utilisation de l’aluminium pour les ponts routiers, tant pour de nouvelles constructions que pour le remplacement du tablier de ponts existants.
Développements récents
L’ajout de nouvelles dispositions pour les structures d’aluminium dans la norme CAN/CSA-S6-06 en 2011 a été un développement significatif car, auparavant, aucune possibilité de concevoir des éléments de pont en aluminium selon cette norme n’existait. Les concepteurs devaient se référer à la norme CAN/CSA-S157-F05/S157.1-F05 (Calcul de la résistance mécanique des éléments en aluminium) [5] ou la norme AASHTO sur les ponts [2]. Même si des tabliers en aluminium ont été conçus avec succès en utilisant l’une de ces normes, la possibilité d’obtenir l’approbation des autorités concernées a été significativement diminuée par l’absence de mention de l’aluminium dans la norme CAN/CSA-S6.
Après avoir surmonté cet obstacle, il reste encore quelques hésitations de la part des autorités routières à envisager des solutions en aluminium pour des applications structurales, en raison du manque relatif d’expérience avec ce matériau. Dans le passé, chaque pont construit avec des matériaux classiques, tels que l’acier et le béton, a permis de développer des solutions structurales améliorées depuis plus de 100 ans. L’industrie de l’aluminium a un long chemin à parcourir en vue d’acquérir un niveau de connaissances similaire en ce qui concerne la performance et la durabilité de l’aluminium dans les structures routières.
De nombreux exemples de ponts routiers d’aluminium comme le pont à Arvida (photos 1a et 1b) d’une portée de 150 m, les ponts mobiles et les tabliers en aluminium en Europe, ainsi que la forte utilisation de l’aluminium dans les ponts piétonniers à travers le monde(photo 2) démontrent le fort potentiel de ce matériau. Cependant, davantage d’essais sur le terrain pour des applications routières sont nécessaires. Le pont de courte portée bientôt construit à Saint-Ambroise [7] [8] au Québec, et le récent remplacement du pont Sandisfield, Massachusetts – deux ponts en aluminium de Sapa [8], sont des exemples d’application qui permettront d’augmenter le niveau de confiance et l’acceptation des autorités concernées envers ce matériau.
Défis structuraux
Malgré l’émergence au Canada de nouvelles dispositions du code sur les composants et les structures de pont en aluminium, la conception et l’optimisation de nouveaux tabliers en aluminium restent une tâche difficile. Un avantage important de l’aluminium comme matériau de construction est la flexibilité dans la forme structurale offerte par le procédé d’extrusion de sections qui sont par la suite assemblées pour former le tablier. L’analyse de structures complexes et l’optimisation de formes des profilés extrudés (photo 3), représentent un défi mais qui est souvent résolu par l’utilisation de logiciels d’analyse de pointe basée sur la méthode des éléments finis (photo 4). La modélisation de l’interaction complexe des efforts internes qui en résultent en raison de la flexion longitudinale des poutres maîtresses du pont, ainsi que de la flexion latérale du tablier du pont entre les poutres sous charges de roues directes, est aussi une tâche non triviale. Le développement d’outils pratiques pour réduire l’effort nécessaire pour vérifier de nouveaux concepts de tablier, compte tenu de leur géométrie et de chargement complexe, est donc nécessaire.
Un tablier de pont fait de composants extrudés en aluminium permet au concepteur de placer ces extrusions longitudinalement ou transversalement au pont. Dans le cas d’une réparation, par exemple, positionner longitudinalement les pièces extrudées composant le tablier en aluminium peut avoir de nombreux avantages sur la solution transversale. Par exemple, la construction peut être organisée sans fermer la chaussée entièrement, la cambrure de la chaussée peut être plus facile à induire et l’action composite peut être développée dans la structure. Néanmoins, il existe aussi de nombreux défis pour les solutions de tabliers longitudinaux qui nécessitent des recherches approfondies. Il s’agit notamment de la nécessité de la conception d’épissage longitudinale pour assembler des panneaux distincts (ce qui est impossible à réaliser par soudage par friction-malaxage une fois sur le terrain), le raccordement de panneaux de pont en aluminium longitudinaux aux poutres transversales existantes, la conception appropriée pour la cambrure de la chaussée et la nécessité d’avoir un tablier en aluminium plus rigide et résistant pour s’ajuster à l’espacement des poutres conçues à l’origine pour un tablier en béton.
D'autres défis reliés au comportement structural des tabliers de pont en aluminium comprennent l’analyse des membrures à action composite acier/aluminium sous des charges thermiques, la corrosion galvanique, le développement de liaisons de matériaux différents et de glissières de sécurité, et la tenue au crash de celles-ci. Le développement de glissières de sécurité spécifiquement pour les applications de tablier en aluminium améliorerait considérablement la polyvalence de ponts en aluminium ans les applications de réparation (photo 4).
Durabilité
Les nouvelles dispositions de la norme CAN/CSA-S6 comprennent des règles pour la conception en fatigue des connexions en aluminium soudées par des procédés classiques, y compris un nouvel ensemble de facteurs de correction de fatigue développés spécifiquement pour une utilisation avec ce code [1]. Cependant, un processus de soudage alternatif – le soudage par friction-malaxage(FSW) – a un fort potentiel pour améliorer la performance des composants en aluminium contenant de longues soudures bout à bout (ou bord à bord des extrusions), comme celles qui sont susceptibles d’être présentes dans un tablier de pont [11]. Cependant, les normes pour le procédé de soudage par FSW commencent seulement à émerger et celles reliées à la conception des structures, pour la plupart, n’ont pas encore intégré ce procédé de soudage. Si les études sur le comportement en fatigue des soudures de type FSW ont été publiées, des travaux sont encore nécessaires pour traduire les résultats dans les dispositions de conception appropriées pour une utilisation selon la norme CAN/CSA-S6.
D’autres problèmes potentiels de durabilité qui nécessitent une recherche plus approfondie comprennent la sélection de systèmes pour l’isolation électrochimique entre le tablier en aluminium et d’autres matériaux (poutres en acier ou en béton par exemple) existants pour minimiser ou éliminer la possibilité de corrosion galvanique (photo 5). CAN/CSA-S6 recommande l’utilisation de boulons en acier inoxydable dans les connexions structurales en aluminium. Cependant, les expériences récentes suggèrent que la corrosion galvanique peut encore se produire. Une étude plus approfondie de la performance de différentes combinaisons d’alliage d’acier - alliage d’aluminium est donc nécessaire et des solutions alternatives, telles que l’utilisation de revêtements de surface entre les boulons et la structure en aluminium, seraient envisageables.
La surface de roulement est un autre aspect nécessitant une attention particulière à la phase de conception du point de vue de la durabilité. Afin d’exploiter pleinement la légèreté du tablier en aluminium et d’éviter la pose d’asphalte sur celui-ci, l’utilisation de couches minces de polymère imprégné d’agrégats est préférable. Toutefois, la durabilité de ces revêtements en situation hivernale et le manque de moyens simples pour les propriétaires d’infrastructure de comparer et d’évaluer les différents produits sur le marché demeurent une préoccupation.
Les perspectives d’utilisation de tel tablier dans le domaine des poutres en acier/platelage en bois ou même avec une ossature en bois seraient aussi très avantageuses car, en plus de l'allègement de la masse du tablier, une meilleure étanchéité serait assurée pour éviter la détérioration accélérée des poutres d’acier ou celles en bois.
Constructibilité
Le développement de nouveaux produits de tabliers en aluminium est entravé au Canada par la taille de l’extrusion limitée qui peut être actuellement produite. En Amérique du Nord, un diamètre de 50 cm (20 po) est la limite typique pour des extrusions (10). De plus grandes extrusions peuvent être produites en Europe.
Au Canada, la capacité de produire de grandes extrusions est limitée. Cela signifie que le concepteur est mis au défi de développer des solutions qui peuvent être fabriquées à partir de petits profilés ou doit chercher à l’étranger de l’aide à l’étape du processus de fabrication des extrusions. Par ailleurs, le chantier Infrastructures – Ponts de la GIAQ s’intéresse à cette question et des efforts sont en cours en vue d’encourager un entrepreneur à investir dans une presse de plus grande capacité.
Comme mentionné précédemment, l’installation d’un pont en aluminium est généralement plus facile dans de nouveaux projets de construction, où le positionnement des poutres peut être contrôlé avec soin. Pour le remplacement d’un tablier de pont, cependant, la position des poutres peut être inégale, en raison du tassement des appuis ou du manque de soin dans la construction d’origine. Pour ces applications, les solutions de tablier en aluminium doivent s’adapter aux variations en élévation des poutres maîtresses avec un minimum de modifications, afin de minimiser le coût de la réparation.
Conclusion
Bien que les défis associés au développement de solutions de tablier de pont en aluminium, pour une nouvelle construction ou pour une réparation, puissent sembler intimidants, les avantages potentiels d’utilisation de tablier en aluminium pour les applications de ponts routiers semblent être assez prometteurs. La légèreté (un tablier en aluminium est dix fois plus léger qu’un tablier en béton), la durabilité et la possibilité d’extruder l’aluminium en font un matériau idéal pour les tabliers de ponts. L’urgence du renouvellement des ponts existants interpelle aujourd’hui les administrations routières, au Canada et dans le monde, et nécessite le développement de solutions novatrices qui minimisent les coûts en considérant le cycle de vie. À cette fin, l’utilisation accrue de l’aluminium dans les applications de tabliers de ponts routiers a le potentiel de réduire considérablement les coûts de construction et d’entretien tout en diminuant la pression sur les fonds publics. En déployant des efforts pour surmonter les différents défis mentionnés ici, la probabilité d’utilisation de ce matériau dans le domaine des tabliers de ponts est augmentée de façon significative. À cet effet, il est nécessaire de mettre en place une stratégie de recherche, de développement et d’innovation, mais également une formation des ingénieurs de la pratique qui, pour la plupart, ont été formés avec l’utilisation de matériaux traditionnels comme l’acier et le béton. Ces ingénieurs disposent déjà des connaissances fondamentales pour s’adapter facilement à la conception de tablier utilisant le matériau aluminium.
Références
[1] AAC et CQRDA (2008) Positionnement de l’aluminium dans la construction de ponts au Canada. Préparé par Roche Ltée Groupe-Conseil pour L’Association de l’aluminium du Canada et le Centre québécois de recherche et de développement de l’aluminium, Québec,
Canada.
[2] American Association of State Highway and Transportation Officials. 2010. AASHTO LRFD Bridge Design Specifications. Washington, D.C.
[3] Arrien, P., Bastien, J. et Beaulieu, D. 2001. Rehabilitation of Bridges using Aluminum Decks. Canadian Journal of Civil Engineering, 28(6): 992-1002.
[4] Canadian Standards Association. 2006. CAN/CSA-S6-06: Code canadien sur le calcul des ponts routiers. Mississauga, ON.
[5] Canadian Standards Association. 2007. CSA-S157-05: Calcul de la résistance mécanique des éléments en aluminium. Mississauga, O.N.
[6] Coughlin, R. et Walbridge, S. (2011). Fatigue Correction Factors for Welded Aluminum Highway Structures, Canadian Journal of Civil Engineering, 38:1082-1091.
[7] Fortier, R., 2014. Un tablier de pont en aluminium expérimental. Constructo, juin 2014.
[8] Osberg, G. et Vachon, M., 2014 Aluminum Bridge Decking Advancements and Applications, 9th Int, Conf. On Short and Medium Span Bridges, Calgary, July-15-18.
[9] Viami International Inv. et The Technology Strategies Group. 2013. Étude de marché sur les possibilités d’utilisation de l’aluminium dans les ponts routiers. Préparé pour l’AAC., mai 2013.
[10] Walbridge, S. et de la Chevrotière, A. (2012). Opportunities for the use of Aluminum in Vehicular Bridge Construction. Aluminum Association of Canada Report.
[11] https://www.youtube.com/watch?v=jCe8-QYKZf4