Le square Phillips : la participation publique au service du design dans le projet de la rue Sainte-Catherine Ouest
La Ville de Montréal entreprend un chantier majeur, celui de la réfection des infrastructures souterraines de la rue Sainte-Catherine Ouest. Elle souhaite saisir l’opportunité qu’offrent ces travaux au cœur du centre-ville pour repenser cette artère montréalaise emblématique et réaliser des aménagements qui soutiendront son développement. Tout en reflétant son caractère unique et historique, le nouvel aménagement de la rue Sainte-Catherine devra lui permettre de relever les défis des prochaines décennies.
Les travaux comprendront également la réfection des infrastructures sous les rues bordant le square Phillips et la place du Frère-André. Tout comme la rue bénéficiera d’un traitement particulier, ces deux espaces publics seront également refaits à neuf.
Une très vaste démarche consultative a été lancée en juin 2014, incluant des sondages, une plateforme en ligne, un forum participatif et plusieurs groupes de discussion. De plus, la Ville a organisé cinq ateliers de réflexion collective autour du projet de réaménagement des deux squares, qui ont réuni des commerçants, des riverains, des employés de services municipaux concernés et des experts.
Pour en savoir plus sur le projet : http://realisonsmtl.ca/saintecath
Le changement des pratiques et du positionnement de la Ville de Montréal
Tout autour de la planète, la manière dont on conçoit et aménage l’espace urbain est en train d’évoluer : on valorise désormais une planification participative, dès le lancement des projets. Les villes prennent conscience de la valeur ajoutée par l’expertise des usagers dans l’émergence d’un projet dont ils sont les destinataires. En effet, les atouts de la planification participative sont nombreux. La planification participative concourt à l’acceptabilité sociale du projet, aide à déterminer les besoins des citoyens, favorise l’adhésion et l’appropriation du futur aménagement.
L’intégration de la participation publique dans les projets d’aménagement soulève des enjeux importants : comment toucher une large diversité de citoyens et donner à tous un niveau de connaissance équivalent ? De quels canaux disposent ces acteurs pour s’informer et participer ? De quelle manière faire dialoguer des parties prenantes aux opinions et aux besoins différents ?
Au cours du processus de planification du square Phillips et de la place du Frère-André, deux stratégies de planification participative innovantes ont été expérimentées :
- des ateliers de design prospectif en novembre 2014, qui visent l’élaboration d’une vision pour les futurs espaces publics ;
- un atelier de caractérisation de site, en août 2015, qui permet d’ancrer la vision dans un espace concret.
Cet article compare les deux démarches, l’une conceptuelle et symbolique, l’autre concrète et tournée vers l’existant, afin de souligner leur apport complémentaire dans le processus de conception d’un square de qualité.
Deux approches de conception participative complémentaires
Élaborer une vision pour le futur
Lors des ateliers de design prospectif, trois méthodologies sont amalgamées, afin de générer des propositions originales et créatives : le design empathique ; la prospective stratégique et la méthode KCP.
Le design empathique cherche à capter les spécificités singulières de situations vécues. Il s’agit d’adopter le point de vue d’un individu ou d’un groupe pour formuler une fiction à partir de leur perception. Au cours des ateliers sur le square Phillips, cette approche consiste à se mettre à la place des futurs usagers (passants, touristes, commerçants, etc.) pour décrire l’espace.
La prospective stratégique fonctionne par scénario dans un avenir anticipé et possiblement utopique. Se déplacer dans le futur permet de ne pas limiter le déploiement de l’imagination. Dans le cadre des ateliers, le décalage par rapport au présent aide les participants à interroger et à enrichir les hypothèses émises par la Ville, et à trouver de nouveaux potentiels pour le projet.
La méthode KCP vise à changer l’identité des objets auxquels on s’intéresse, afin d’éviter de se limiter à ce que l’on connait déjà. Pour y parvenir, on a recours à des « concepts projecteurs », soit de nouveaux éclairages sur les objets (ici une place publique). La réflexion s’articule en trois étapes :
- La phase Knowledge correspond à la reconnaissance de l’état de non-savoir et au partage de connaissances ;
- La phase Concept consiste à imaginer une fiction, afin de décentrer temporairement la réflexion grâce à la création d’un scénario porteur d’un sens inattendu ;
- La phase Proposition est tournée vers la formulation de pistes d’action concrètes. Elle marque le passage de la phase d’idéation vers l’actualité et l’expérimentation réaliste, enrichie par le décentrement créatif de l’étape précédente.
Lors de l’activité de codesign du square Phillips, quatre concepts projecteurs reliés à des problématiques urbaines contemporaines et ainsi susceptibles d’enrichir la réflexion sont proposés comme point de départ :
- Le square Phillips comme « tiers-lieu » : concept élaboré par le sociologue Ray Oldenburg, il désigne un environnement social intermédiaire entre la maison et le travail. Espace accueillant et accessible, c’est un lieu de discussion, où sont stimulés les échanges, la prise de parole et la création. Place par excellence de la réalisation du vivre-ensemble, le tiers-lieu aide à l’émergence de communautés partageant des intérêts et des objectifs communs.
- Le square Phillips au cœur d’une « ville intelligente et créative » : la ville stimule l’intelligence collective et améliore l’expérience du citadin, grâce à des infrastructures et à des ressources numériques, dans un esprit de collaboration créative. Loin de prescrire les bons usages, la place intelligente sait se reconfigurer selon la période et les besoins de chaque usager.
- Le square Phillips, à la « croisée des chemins » : situé à l’intersection de plusieurs parcours, il est pensé comme un pôle d’échanges intermodaux. On peut y accéder aisément, quel que soit son mode de transport : des informations de qualité facilitent les déplacements. Lieu de pause privilégié au cours du trajet de l’usager, la place lui offre des services pour améliorer son expérience de la halte.
- Le square Phillips, place du « développement durable au quotidien » : la place durable est économe énergétiquement et améliore la qualité de l’environnement local. La biodiversité et la sobriété énergétique sont encouragées. Lieu de repos sain et agréable, la place durable articule les dimensions écologiques, poétiques, pédagogiques et ludiques. L’implication de la communauté y est centrale.
Les ateliers sont encadrés par le chercheur Christophe Abrassard, spécialiste des méthodologies innovantes de design participatif, et suivent les étapes de la méthode KCP. À partir de la formulation d’un diagnostic commun, les participants élaborent une fiction sous la forme d’un article de journal retraçant la journée d’usagers du square en 2024. Pour conclure, chaque groupe identifie des pistes d’action pour atteindre ce futur enviable.
Malgré certaines divergences sur des points particuliers, le bilan de ces ateliers démontre que des souhaits sont partagés par tous : un aménagement élégant, épuré, unifié, la réduction de l’emprise véhiculaire, le rehaussement de la verdure, le besoin de lieux publics de rassemblement et de halte.
Traduire la vision en activités dans l’espace
Une fois cette vision commune établie, il est nécessaire de réfléchir aux formes qu’elle pourrait prendre dans l’espace et aux activités que ces aménagements favoriseraient. Dans cette optique, un atelier est organisé par la Ville, conseillée par Project for Public Spaces, un organisme ayant développé le « placemaking », une approche de planification participative résolument tournée vers les usages.
Project For Public Spaces préconise une connaissance approfondie des réalités du terrain. Cette étape s’inscrit dans un processus qui commence par la détermination des parties prenantes. Comme les professionnels, ces acteurs participent à la caractérisation de l’espace, afin d’établir un diagnostic partagé. C’est à partir de ce diagnostic précis que des actions à court et long termes peuvent être priorisées pour transformer le lieu.
L’organisme a développé une grille de caractérisation très complète, qui doit être remplie en groupe et directement sur le terrain. Cette grille évalue quatre aspects fondamentaux d’un bon espace public : les usages et les activités, le confort et l’attractivité, l’accessibilité et la convivialité, à travers une série de critères qui permettent de définir clairement les atouts et les faiblesses du site.
Cette méthodologie tournée vers le réel a plusieurs avantages :
- elle permet à tous les participants d’acquérir un niveau de connaissances analogue sur les caractéristiques singulières et les enjeux majeurs du projet ;
- elle sensibilise les professionnels de l’aménagement à mieux tenir compte de l’échelle la plus fine du territoire et à observer sur le terrain les usages existants qu’ils ne connaissent peut-être pas ;
- elle aide à adopter une compréhension de l’espace plus sensible et moins théorique ;
- elle facilite la création de liens de confiance entre des parties prenantes qui n’ont pas nécessairement les mêmes préoccupations.
Observer l’espace public, c’est aussi l’envisager dans toutes ses dimensions et de manière détaillée. Project for Public Spaces accorde une grande importance aux marges d’un lieu, c’est-à-dire à ce qui le connecte avec son environnement immédiat. Dans le cadre du square Phillips, il s’agit de considérer attentivement l’interface de la place avec la rue Sainte-Catherine Ouest et le contexte bâti.
Pour commencer l’atelier, l’ensemble du groupe participe à une « marche descriptive », qui donne des informations clés sur les espaces publics : histoire, patrimoine, usages, circulations, etc. Réunis en équipe, les participants doivent ensuite juger de l’état actuel des lieux, à partir de la grille d’évaluation de Project for Public Spaces. Après ce travail de terrain, chaque groupe poursuit la réflexion à la table. Il s’agit d’abord d’affiner les grands objectifs du projet et de préciser les critères pour les atteindre, à partir de la connaissance du site et de ses besoins. Ensuite, ces objectifs sont traduits en une variété d’activités réparties dans l’espace.
L’étape de prise de connaissance des réalités matérielles et des usages existants sur les deux squares permet de prioriser les actions à effectuer pour atteindre les objectifs. Cet atelier sert de lien entre deux étapes cruciales, la vision établie préalablement et le diagnostic détaillé des réalités du site.
Deux méthodes complémentaires pour bien démarrer le projet
Les deux types d’atelier se déroulent selon un processus similaire. Le contexte et les enjeux du projet sont présentés au début de la séance, ainsi que la méthodologie choisie. Des exemples d’aménagement d’espaces publics au Québec et à l’international sont également présentés à chaque groupe, afin que les participants puissent s’inspirer des meilleures pratiques.
En revanche, les deux ateliers ont une vocation et des objectifs distincts. Le premier pose la question du square idéal à long terme, alors que le second s’intéresse aux usages concrets possibles sur le square à court et moyen termes.
Les mécanismes de réflexion diffèrent également. Le design prospectif incite à la divergence, c’est-à-dire qu’il permet de générer un grand nombre d’idées variées et créatives. Le recours à des concepts projecteurs facilite un détachement des enjeux immédiats du site, pour envisager une transformation plus globale et sur le long cours. Il s’agit de repenser complètement la vocation de l’espace et de proposer une vision innovante pour son futur aménagement.
Au contraire, la méthodologie mise en place par Project For Public Spaces concourt à la convergence. L’étape de caractérisation de l’espace, collective et in situ, donne à tous des connaissances communes et facilite l’expression d’un diagnostic partagé. Le but n’est pas de bouleverser l’existant, mais bien d’en analyser le potentiel pour l’améliorer. On part de ce qui est en place et on le transforme de manière concrète, afin d’encourager de nouveaux usages. Cette démarche vise des changements dans des délais plus restreints et dans un format facile à mettre en place. Elle propose une solution très fortement ancrée dans la réalité du contexte, à la fois bâti, social et commercial, dans une démarche qui met explicitement l’accent sur les liens entre le public et le privé.
L’appréhension de l’espace qui soutient cette méthode est très concrète : l’espace public est traité dans sa matérialité, de façade à façade, avec un grand souci des détails et des marges du lieu. À l’opposé, le design prospectif s’intéresse beaucoup au symbolisme de l’espace, à sa portée conceptuelle et au rôle que celui-ci peut jouer dans les représentations collectives. Il établit une vision, alors que le « placemaking » promet la mise en place d’actions concrètes.
Loin de s’opposer, ces deux méthodologies sont complémentaires puisqu’elles apportent une réflexion de qualité différente et n’interviennent pas au même moment dans le processus de planification participative. Séquentiellement, elles ont permis de construire une vision partagée par un grand nombre de parties prenantes, point de départ pour une discussion plus pragmatique et opérationnelle sur les actions à prioriser.
Pour assurer le succès d’un processus participatif intégrant des ateliers inspirés de ces méthodes, le rôle des experts est essentiel. En effet, l’expert joue le rôle de médiateur et de facilitateur, encourageant, selon la démarche choisie, l’esprit de divergence ou de convergence des participants. C’est de lui également que dépend l’intégration des contenus produits dans la conception du projet.
Ce processus, qui précise les besoins, les objectifs et les critères pour l’aménagement des futurs espaces publics permet de donner d’emblée la direction à suivre vers la réalisation du bon projet.
Dans le cadre de la conception du square Phillips et de la place du Frère-André, ces exercices ont alimenté la définition d’un cahier des charges de la Ville, afin d’orienter le travail des professionnels dans une commande claire et précise, sur le plan de la mobilité, de la mise en valeur de l’identité et du patrimoine, du dynamisme culturel et commercial, de la convivialité et de l’environnement.