Développement et amélioration d’une technique de forage dans le pergélisol

Vendredi 20 décembre 2013
Infrastructures de transport
Équipe de forage à l'œuvre à Iqaluit
Alain Duchesne
Chargé de projet
AtkinsRéalis Canada inc.
Dominique Babin
ing., chargé de projet
AtkinsRéalis Canada inc.

Résumé

La construction, l’exploitation et l’entretien d’infrastructures de transport en milieu nordique représentent un défi auquel s’ajoutent les effets des changements climatiques futurs. La pérennité de ces ouvrages repose de plus en plus sur une connaissance appropriée des matériaux de fondation et de leur comportement dans le temps. La variabilité de la composition du pergélisol (glace, cailloux, argiles, roc) et de ses propriétés complique la récupération d’échantillons à l’état non remanié. Une technique d’échantillonnage réfrigérée a été développée depuis 2001 par les ingénieurs du Groupe Qualitas inc. pour y parvenir. Cette technique s’est avérée très efficace pour récupérer des échantillons intacts de pergélisol à des profondeurs supérieures à 15 m. À ce jour, au-delà de 12 projets ont été complétés avec succès. Nos efforts permettent maintenant de récupérer des échantillons intacts de pergélisol tempéré dans des conditions climatiques variables. Depuis 2010, des améliorations ont été apportées à la technique d’échantillonnage du pergélisol. Ces améliorations visent à mieux comprendre le comportement géotechnique du pergélisol et à rendre plus accessible et économique la réalisation de campagnes d’investigation pour la construction d’infrastructures en milieu nordique. La technique développée a permis à de nombreux propriétaires d’ouvrages d’assurer la sécurité de leurs infrastructures et d’apporter les correctifs nécessaires au besoin.

Introduction

De plus en plus d’exploitants d’infrastructures ou de bâtiments nordiques doivent composer avec des comportements différentiels des fondations, ce qui peut à terme nuire à la pérennité des ouvrages. Beaucoup de ces désordres ont pour origine la fonte du pergélisol ou, plus fondamentalement, une méconnaissance des interactions entre le climat, les matériaux de fondation et les nouvelles infrastructures qui modifient inévitablement le fragile équilibre des milieux nordiques.

Les concepteurs de ces ouvrages devraient favoriser l’acquisition de connaissances exhaustives sur le pergélisol dès la phase de démarrage de projet au lieu de faire face à des inconnus coûteux lors de la construction ou encore plus coûteux, si des dommages apparaissent après la construction. Bien que les campagnes d’investigation géotechnique aient un coût non négligeable, cet investissement sera récupéré pendant la phase d’exploitation de l’infrastructure.

C’est dans cette optique qu’une technique d’échantillonnage adaptée spécifiquement à la récupération d’échantillons intacts de pergélisol a été mise au point et constamment améliorée par l’équipe d’ingénieurs du Groupe Qualitas inc.

Problématique

Afin de recommander les paramètres appropriés à utiliser pour la conception des ouvrages nordiques, l’ingénieur géotechnicien doit s’assurer que les données amassées soient fiables et pertinentes. Le grand défi est donc de récupérer des échantillons représentatifs des conditions « en place », c’est-à-dire qu’ils doivent avoir une taille suffisante pour conserver les propriétés du sol dans son état naturel en dépit de la manipulation lors de l’échantillonnage et de leur transport au laboratoire.

La technique de forage dans le pergélisol a d’abord été décrite et expérimentée par l’US Army Corps of Engineers (USACE) en Alaska pendant les années 1960, puis dans les années 1980. La technique proposée à l’origine était adaptée aux équipements et aux pratiques de l’époque, mais depuis ce temps aucun nouveau développement n’a été retrouvé dans la littérature.

Il faut comprendre que le pergélisol est un matériau de composition variable qui peut contenir des quantités appréciables de glace, mais également d’argile, de silt, de sable, de gravier, de cailloux et de blocs. La variabilité des propriétés mécaniques de ces matériaux complique l’échantillonnage à l’état non remanié. De plus, le pergélisol tempéré qu’on rencontre au Québec (dont la température est généralement comprise entre 0 °C et - 5 °C) est très sensible à la chaleur générée par les méthodes d’échantillonnage. Ce problème est accentué lorsque les travaux d’investigation doivent avoir lieu en période estivale, lorsque le temps est plus clément et que l’accès aux sites par transport maritime est possible.

En plus de ces problèmes techniques, il faut faire face aux multiples obstacles rencontrés en région nordique, tels que l’isolement, le manque de ressources, le climat, la logistique et les coûts de transport élevés, pour ne nommer que ceux-ci.

Développement

L’équipement d’échantillonnage comprend les composantes suivantes (figure 1) :

  • La couronne de forage (figure 1a);
  • Le carottier de calibre PQ3 (figure 1b);
  • La foreuse au diamant (figure 1c);
  • Le liquide de forage (figure 1d);
  • La pompe d’injection (figure 1e);
  • Le système de séparation des particules solides (figure 1d);
  • L’unité de refroidissement (figure 1f).

À la suite du succès obtenu lors du premier projet en 2001, les performances de chacun des constituants du système de forage dans le pergélisol ont été analysées et revues en détail. Les efforts de développement ont essentiellement porté sur l’optimisation des ressources humaines, matérielles et énergétiques avec comme objectif premier d’augmenter la productivité et la qualité des données recueillies.

Quatre éléments du système d’échantillonnage ont fait l’objet de modifications importantes depuis 2001 : 1) le système de refroidissement, 2) la couronne de forage, 3) le système de récupération des liquides de forage et 4) la maîtrise des paramètres de forage.

1) Le système de refroidissement

La première version de l’unité de refroidissement avait été montée à partir d’un chauffe-piscine. Bien que fonctionnelle et robuste, l’unité de refroidissement nécessitait une grande puissance électrique et avait une efficacité limitée, ce qui diminuait la cadence de forage et limitait le diamètre des échantillons récupérés. De plus, pour que le transfert de chaleur soit efficace, les liquides pouvaient atteindre des températures aussi extrêmes que - 30 °C au cœur de l’unité, ce qui forçait l’utilisation d’un liquide de refroidissement très concentré. Ces limitations entraînaient une augmentation des coûts des travaux et il était impossible d’échantillonner aux endroits accessibles par avion seulement (équipements trop lourds et volumineux).

Pour pallier ces limitations, un deuxième prototype d’unité de refroidissement a été conçu en 2012 par nos spécialistes en forage et par un ingénieur frigoriste. Ce nouveau prototype plus efficace permet maintenant de réfrigérer suffisamment de liquide de forage pour travailler normalement avec un carottier à triples parois de plus grand calibre (121 mm de diamètre extérieur), de façon à prélever des échantillons intacts de 83 mm de diamètre (calibre PQ3). L’unité de refroidissement a été conçue de manière à maximiser les performances tout en diminuant la concentration de liquide de refroidissement requise et la consommation d’électricité nécessaire au fonctionnement de l’unité de refroidissement (moins de 10 kW contre 40 kW auparavant).

2) La couronne de forage

Dans le pergélisol froid (température inférieure à - 5 °C), les outils de forage traditionnels permettent généralement de récupérer de bons échantillons dans un état presque intact. Dans la glace, des carottiers spécialisés ont été mis au point par l’US Army Corps of Engineers. Ce type de carottier est d’ailleurs utilisé pour récupérer des échantillons de glace servant à l’étude du paléoclimat. Cependant, dans le pergélisol tempéré et dans le pergélisol où cohabitent la glace, les cailloux et le sol gelé, les équipements de forage efficaces sont plutôt limités.

Les dernières avancées technologiques dans le domaine du forage ont produit des outils construits à l’aide de matériaux composites. Lors de nos essais en 2012 et en 2013, des couronnes de forage hybrides ont été testées avec succès dans le till, les dépôts fluvio-glaciaires (sable et gravier), les dépôts glacio-marins (silt et argile) affectés par le gel pluriannuel et dans la glace. Ces nouveaux outils se sont avérés beaucoup plus performants et un seul outil ou une combinaison de deux outils permettent d’échantillonner tous les types de matériaux rencontrés tout en préservant leur intégrité.

3) Récupération et réutilisation des liquides de forage

Le liquide de forage, à base de sel ou de polymères, représente une grande proportion du coût des campagnes d’échantillonnage du pergélisol. Le nouveau prototype d’échangeur de chaleur engendre une certaine économie en diminuant la concentration du liquide de refroidissement nécessaire lors de l’échantillonnage. Cependant, la récupération et la réutilisation du liquide de forage représentent le potentiel d’économie le plus appréciable, tant d’un point de vue monétaire qu’environnemental.

Pour réutiliser les liquides de forage remontés à la surface, il faut d’abord retirer les particules solides en suspension dans le liquide récupéré. Des techniques mises au point par l’industrie pétrolière ou minière existent déjà, mais celles-ci impliquent généralement des équipements volumineux et énergivores. Depuis 2012, plusieurs solutions plus portatives ont été testées, mais la technique optimale, adaptée aux différentes granulométries de sol et aux différentes conditions climatiques, demeure encore à améliorer.

4) Maîtrise des paramètres de forage

Les paramètres de forages, tels que la vitesse de descente, la résistance à la rotation, la pression d’eau injectée et la température des liquides, ont une influence sur la qualité des échantillons récupérés. En 2013, afin de mieux comprendre et de mieux contrôler ces paramètres, une foreuse hydraulique conçue spécifiquement par nos ingénieurs a été équipée de capteurs reliés à une boîte d’acquisition et à un ordinateur portable. Les différents paramètres de forage font l’objet d’un suivi constant et sont enregistrés en temps réels.

L’analyse de ces paramètres permettra, d’une part, d’optimiser les opérations de forage et d’autre part d’affiner la technique d’échantillonnage. Dans un avenir rapproché, l’analyse de ces nouvelles données permettra peut-être de déterminer certaines propriétés des sols et d’optimiser la collecte d’informations sur le terrain. Dans ce domaine, la recherche commence à peine.

Historique des projets réalisés à ce jour (figure 1)

En 2001, à la demande d’Hydro-Québec, les ingénieurs du Groupe Qualitas inc. ont amorcé le développement d’une technique et d’équipements spécialisés pour échantillonner les sols affectés par le gel pluriannuel à l’état non remanié. L’objectif poursuivi alors était de prélever des échantillons non remaniés et gelés du noyau imperméable des ouvrages KA-03, KA-04 et KA-05 du réservoir Caniapiscau, dans la région de la Baie-James. Ces échantillons devaient permettre d’étudier les effets d’un dégel probable du noyau faisant suite à l’augmentation du niveau d’exploitation du réservoir et des impacts du dégel sur le comportement du barrage. La récupération d’échantillons intacts a permis d’orienter le client dans sa gestion du réservoir.

En 2009 et en 2010, en collaboration avec le Centre d’études nordiques (CEN), la technique de forage développée en 2001 a été réutilisée pour échantillonner le pergélisol non remanié aux abords des pistes et des voies d’accès de neuf aéroports situés au Nunavik. Ces travaux ont été effectués pour le compte du ministère des Transports du Québec et pour Transports Canada. Les échantillons intacts ainsi prélevés ont permis aux chercheurs du CEN de simuler les effets de la fonte du pergélisol et d’étudier en détail les variations des propriétés géotechniques des sols affectés par le gel pluriannuel. Ces résultats ont complémenté une vaste étude du pergélisol à ces neuf aéroports du Nunavik.

En 2013, toujours en collaboration avec le CEN, 10 forages ont été réalisés directement sur la piste et sur les voies de circulation de l’aéroport d’Iqaluit au Nunavut, pour le compte du gouvernement du Nunavut (NG) et de Travaux publics et services gouvernementaux du Canada (TPSGC). Les échantillons non remaniés de pergélisol récupérés durant cette campagne sont actuellement à l’étude par les chercheurs du CEN.

Conclusion

Dans le cadre d’une étude géotechnique, le rôle du géotechnicien consiste à collecter les meilleures données possible qui permettront d’orienter la conception et de prévoir les difficultés qui seront rencontrées lors des travaux de construction.

Pour les constructions nordiques, il y a encore du chemin à parcourir pour définir les méthodes d’investigation et les standards pertinents. C’est dans cette optique que s’inscrivent les efforts des ingénieurs du Groupe Qualitas inc. En effet, les améliorations qui ont été apportées à la technique d’échantillonnage du pergélisol visent à mieux comprendre le comportement géotechnique du pergélisol et à rendre plus accessible et économique la réalisation de telle campagne d’investigation en milieu nordique.

Nos efforts nous permettent maintenant de récupérer des échantillons intacts de pergélisol tempéré dans toutes les conditions climatiques à des profondeurs excédant 15 m (figure 3a et 3b).

En conclusion, depuis 2001, la technique développée a permis à de nombreux propriétaires d’assurer la sécurité de leurs infrastructures et d’apporter les correctifs nécessaires au besoin. De plus, les équipements sont de plus en plus portatifs et efficients.

Sur la toile

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