Constats aberrants sur l’usage des véhicules et des routes
On se questionne actuellement beaucoup sur les stratégies les plus aptes à réduire la congestion. En amont, il faudrait s’interroger sur la faisabilité réelle de la réduction de la congestion et surtout, mettre le doigt sur le véritable problème avant de parler de solutions. À différents endroits, on prône l’augmentation de la capacité routière (élargissement d’autoroute, nouveau lien) pour réduire la congestion. Pourtant, plusieurs études confirment que cette solution fait tout sauf réduire la congestion en exacerbant la demande de déplacements en automobile et en favorisant l’étalement urbain. Par ailleurs, il faudrait aussi se demander si les infrastructures actuelles sont utilisées efficacement avant d’envisager d’en construire de nouvelles! Se questionner sur l’utilisation des véhicules qui encombrent nos routes!
Ce bref article vise à offrir différentes vues, par le biais de statistiques descriptives et d’estimations théoriques sur l’usage des véhicules et des infrastructures au Québec, principalement à Montréal. Différentes données sont utilisées pour développer ces constats, notamment les données publiées par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ)[i], les données issues de la Banque de données des statistiques officielles sur le Québec[ii], les données de l’Institut de la statistique du Québec[iii] et les données provenant de l’enquête Origine-Destination (OD) réalisée en 2013 dans la grande région de Montréal[iv].
Principaux constats
Composition de la flotte de véhicules
Selon les données de la SAAQ, de 2000 à 2017, le nombre de véhicules de promenade a crû de 40 % au Québec alors que pour la même période, le nombre de personnes de 16 ans et plus croissait de moins de 18 %. De plus, le ratio de 0,77 entre le nombre de titulaires de permis et le nombre de personnes de 16 ans et plus n’a pratiquement pas changé entre 2006 et 2017. Par ailleurs, la part que représentent les camions légers dans la catégorie des véhicules de promenade est passée de 23 % en 2000 à 37 % en 2017; durant cette période, leur nombre a crû de 128 %. Au même moment, le ratio entre le nombre de véhicules de promenade et le nombre de titulaires de permis de conduire progressait graduellement, passant de 0,79 à 0,92, s’approchant donc de plus en plus du seuil d’accès individuel complet à l’automobile. Fait à noter, la transformation du parc de véhicules ne s’observe pas qu’en territoire rural : le constat est assez semblable à Montréal (région administrative) alors que la part de camions légers dans les véhicules de promenade est passée de 17 % à 33,5 % pendant la même période.
Impact de la composition de la flotte de véhicules sur les temps de déplacements
Puisque, les camions légers sont généralement plus gros que les automobiles, on peut s’interroger sur l’impact de la transformation du parc automobile sur le niveau de congestion et l’efficience de nos infrastructures routières sachant que le taux d’occupation automobile, lui, n’augmente pas. En bordure de rue, il est facile d’observer qu’on stationne moins de F150 que de Smart fortwo, mais l’impact se manifeste aussi au niveau des temps de déplacement donc de la congestion. Puisqu’aucune donnée ne permet de connaître précisément les mouvements de tous les véhicules sur le territoire québécois, l’impact possible de cette transformation est illustré par le biais d’une estimation théorique basée sur le diagramme fondamental et sa conversion sous forme de fonction de délai. Ainsi, la modélisation simple du temps de déplacement sur un segment routier implique le ratio entre le débit de véhicules et la capacité routière, exprimée en unité de véhicules particuliers (UVP). En posant comme hypothèse que le véhicule standard, qui correspond à une UVP, a une longueur de 4,5 m, il est possible de calculer des facteurs de conversion de différents types de véhicules (0,60 pour une Smart ou 1,17 pour une F150 par exemple) et estimer les impacts, sur le temps de déplacement, de différentes compositions du parc automobile. Pour fins d’illustration, soit la fonction simple suivante proposée par le Bureau of Public Roads (BPR)[v] :
, dans laquelle C est la capacité en UVP/heure (2000 UVP/heure dans notre cas, soit grosso modo une voie autoroutière), Q est le débit de véhicules en UVP/heure, t0 le temps requis pour parcourir un tronçon (de 5 km dans notre cas) en écoulement libre (à vitesse de 100 km/h pour ce cas d’étude) et t le temps de déplacement pour parcourir ce même tronçon considérant différents débits, ces deux derniers temps s’exprimant en minutes. Ainsi, pour 3500 véhicules (donc environ 4200 personnes), il faudra 3,7 minutes si la flotte est composée uniquement de Smart fortwo, 8,3 minutes pour des Honda Accord et 12,7 minutes si tout le monde conduit un Ford Expedition.
Évidemment, il s’agit d’une estimation très grossière, mais qui illustre bien le propos et l’importance de se questionner sur la diversité d’impacts associés à la transformation du parc automobile. Une estimation plus précise impliquerait de recourir à des modèles dynamiques et de connaître plus précisément la composition du parc de véhicules, incluant les camions et autres véhicules de service, chaque heure de la journée. Cette estimation permet néanmoins d’illustrer le fait que la congestion n’est pas indépendante des choix individuels reliés à l’acquisition de véhicule, que la congestion n’est pas un phénomène exogène, mais se construit avec le choix quotidien de chacun de prendre son véhicule pour se déplacer et un peu plus encore quand ce véhicule est un gros VUS (véhicule utilitaire sport).
Taux d’occupation (Tocc) des véhicules
Le taux d’occupation correspond au nombre moyen de personnes par véhicule pour les déplacements faits en automobile. La règle du pouce l’établit à quelque 1,2 personne par véhicule. Les données des enquêtes OD permettent d’estimer le taux d’occupation de deux façons : en nombre de déplacements (Tocc-dp) ou en tenant compte de la distance parcourue (Tocc-km), donc en passagers-kilomètres, selon les deux équations suivantes :
Ces deux taux d’occupation ont été estimés pour les déplacements effectués dans la grande région de Montréal (OD 2013), selon la période de déplacement (voir tableau ci-dessous). De façon générale, les taux d’occupation sont plus faibles lorsque le calcul tient compte des distances indiquant que les déplacements avec passagers sont généralement plus courts (on peut penser aux déplacements de type « aller reconduire quelqu’un » par exemple). Les principales différences sont observées en période de pointe alors que de longs déplacements pendulaires sont effectués par les conducteurs, généralement seuls dans leur véhicule. C’est donc en pleine période de pointe du matin que les taux d’occupation sont les plus faibles lorsque le calcul est pondéré par la longueur des déplacements.
Ainsi, quotidiennement, le taux d’utilisation des sièges des véhicules qui se déplacent (en prenant pour hypothèse qu’un véhicule compte en moyenne 5 sièges) est de 22,4 % (toujours selon l’enquête OD 2013 de Montréal). Ce sont donc principalement des sièges vides qui occupent nos routes et qui construisent quotidiennement les épisodes de congestion.
Taux d’utilisation des corridors
Il est aussi intéressant de se questionner sur le taux d’utilisation des corridors. Pour illustrer le propos, toujours avec une estimation théorique basée sur l’enquête OD 2013, le corridor de la couronne nord Laval - Montréal est utilisé. Posant l’hypothèse que la capacité maximale (pour les déplacements faits par les résidents du territoire d’enquête) correspond au nombre maximal de véhicules qui empruntent le corridor pour une période de temps, il est possible de calculer un taux d’utilisation. Ce taux peut être estimé en véhicules ou en sièges utilisés (en prenant l’hypothèse qu’un véhicule offre 5 sièges, en moyenne). La figure suivante présente la variation du taux d’utilisation, en véhicules et en sièges, de ce corridor. Pour une journée moyenne d’automne, ces taux s’établissent respectivement à 27 % (véhicules) et 6,1 % (sièges). Évidemment, inutile de dire qu’il serait possible de valoriser plus judicieusement ces deux capacités…
Bénéficier ou subir?
Les infrastructures routières sont des outils collectifs de mobilité. Toutefois, elles ne sont pas utilisées par tous de la même façon; de plus, le fait qu’elles soient utilisées par des véhicules privés n’a pas le même impact sur tous. Typiquement, le lieu de résidence d’un conducteur n’explique pas totalement l’usage qu’il fait du réseau routier ainsi, selon son lieu de résidence, celui-ci profitera un peu plus ou un peu moins de l’usage qui est fait de ces réseaux, ou au contraire le subira. Pour apprécier cette dichotomie entre le fait d’utiliser ou de subir des véhicules-kilomètres (v-km), une estimation des véhicules-kilomètres parcourus quotidiennement a été effectuée en tenant compte du lieu de résidence des conducteurs et de la localisation spatiale des kilomètres parcourus, selon un découpage en 8 grandes régions. Le graphique suivant permet d’observer que ce sont les territoires des deux couronnes qui accueillent le plus de v-km, mais que ceux-ci sont en très grande majorité produits par les résidents de ces mêmes couronnes (83 % à 85 %). Le portrait est tout autre pour les autres régions, avec un gradient assez clair à mesure que l’on s’approche du centre-ville. Les v-km parcourus sur les territoires de Laval et de la proche Rive-Sud se partagent principalement entre les résidents de ces régions et les résidents de la couronne connexe (couronne nord pour Laval et couronne sud pour la proche Rive-Sud). L’utilisation des réseaux plus centraux s’effectue ainsi par une plus grande diversité de résidents (selon la région du domicile). Par ailleurs, lorsque l’on calcule le ratio entre les v-km subis par une région et les v-km parcourus par les résidents de cette même région, le constat est assez net. Il est de 2,66 au centre-ville de Montréal, entre 1,22 et 1,32 pour les proches banlieues - sauf pour l’est de Montréal où il est proche de 1 - et inférieur à 1 pour les couronnes (respectivement 0,72 et 0,81 pour les couronnes nord et sud), indiquant que seuls les résidents de ces régions subissent moins de v-km qu’ils n’en génèrent. Il sera intéressant d’évaluer, par le biais de ce constat, à qui bénéficieront les ajouts d’infrastructures et qui en subira les principales externalités et de se demander qui doit payer des infrastructures dont l’usage est - ou n’est pas - de portée métropolitaine.
Il semble clair, à la lumière de ces différents constats aberrants, qu’il est essentiel de remettre l’individu, ainsi que la marchandise, au cœur du développement des solutions de mobilité. La mobilité est un enjeu collectif qui se construit à travers les multiples décisions individuelles. « L’enfer, c’est les autres » disait Sartre. En mobilité, l’enfer ce n’est pas seulement les autres. Prendre son véhicule particulier c’est construire la congestion, c’est s’exposer et exposer autrui à des risques d’accident, c’est générer bien des impacts négatifs pour soi et pour d’autres.
L’auteur souhaite remercier Jean-Simon Bourdeau et Hubert Verreault, associés de recherche, pour leur contribution à l’estimation des indicateurs. L’auteur remercie aussi les partenaires de la Chaire Mobilité qui soutiennent et contribuent aux activités de recherche : Ville de Montréal, MTQ, STM, ARTM et exo.
[iv] Enquête Origine-Destination 2013 de la région de Montréal, version 13.2e, Détails. Les détails sur l’enquête Origine-Destination montréalaise de 2013 sont disponibles ici : https://exo.quebec/fr/a-propos/portrait-mobilite/enquete-od-2013
[v] Teodorović, D., The Routledge Handbook of Transportation (Abingdon: Routledge, 01 sept. 2015), accessed 27 jan. 2019, https://www.routledgehandbooks.com/doi/10.4324/9781315756684